Miscellanées d’odeurs
« Ici, le sel, la morue bouffent tout »
«On dit toujours de Bordeaux qu’elle est une ville bourgeoise, influencée par les courants anglo-saxons, etc. Je connais un autre Bordeaux dont la langue se mélangeait au marché, sur le port, dans les bistrots : il y avait des apports de langues espagnole, portugaise, italienne, des Pyrénées, du Pays basque, de Dordogne, que l’on retrouve dans mon premier roman, Jours de marché. Quand on veut travailler la langue pour la faire vivre, ce brassage est un creuset. J’ai toujours été sensible à la créolisation de langue.» Dans cet entretien publié en 2017 dans L’Actualité (n° 115, pp. 32–33) à l’occasion de la sortie de son roman Le Remplacement (Verdier), François Garcia raconte qu’il a hérité de l’empathie de ses parents qui avaient une épicerie au marché des Capucins à Bordeaux. Extrait de Jours de marché.
Quand il levait le rideau à cinq heures, la halle marchait à plein régime, dépêche-toi de me servir, Adriano, j’ai bientôt fini ma journée. La grosse Carmen, celle du poisson, le tutoyait, se gênait pas, alors ? t’as fait la grasse matinée ? Ils se connaissaient depuis son arrivée en France, autrefois ils la retrouvaient avec Fino au Débit Bleu, elle pouvait se le permettre, cállate Carmen ! me parle pas comme ça devant les commis !
Une veste de laine, la longue blouse grise par-dessus, quand Maria descendait à son tour, il se rendait à l’entrepôt et filait avec la charrette pour sa tournée des fournisseurs. Parfois il poussait jusqu’à la rue de La Rousselle chez Bonadieu le marchand de morue. Dans les chais, les murs, les visages étaient imprégnés de l’atmosphère humide, froide, des larges de Terre-Neuve, de l’odeur aiguë de la morue·. Les piliers suintaient le sel qui les rongeait dans une ultime vengeance des poissons décapités par milliers, empilés sous les voûtes. Feuilles grises, ventres blancs, senteur intolérable dans l’espace clos.
Bonadieu, tout en rondeurs, le crâne chauve, s’épongeait le front, ah ! vous savez monsieur Lorca, même de mouchoir je suis contraint de changer quand je repars ! ce costume-ci il est empesé de sel, interdit de séjour à la maison, je le laisse à midi, je l’enfile à nouveau à deux heures. Il souriait fataliste, c’est ma combinaison de travail. Ici, le sel, la morue bouffent tout, jusqu’aux poils de ma barbe qui sentent ! même le dimanche, des litres d’eau de Cologne j’y passe, rien à faire !
Adriano l’écoutait, attentif, flatté par l’amabilité que lui prodiguait chaque fois le vieux Bonadieu. C’était pas mielleux comme d’autres, sympathique, juste sympathique. Avec lui il se sentait à son aise, passait un bon moment, apprenait des rouages du commerce, quand vous souhaitez grouper une commande, vous me laissez un bon joint la fois d’avant, d’accord ?
Il souriait bonhomme Bonadieu. Il avançait dans la puanteur du poisson séché, la brûlure du sel, comme épanoui. Là où d’autres travaillaient à la peine, le visage fermé, lui se sentait dans son élément. Sa vie vouée à la morue, sa pêche, son commerce, à changer de costume plusieurs fois par jour, entendre sa femme, ses filles maugréer que tu sens mauvais aujourd’hui ! Il prenait le rejet avec philosophie, mon mari est un désastre ! faisait la part de la tendresse dans la pique, concevait les efforts imposés à son épouse qui s’imagina longtemps avoir conçu ses enfants avec un terre-neuvas, en pleine noyade, au creux d’océans déchaînés. Même à la messe le dimanche, même à la Noël, à Pâques, la nuit, le jour, elle était là, immense, la morue, par milliers, par tonnes. Il en secouait la tête Bonadieu entre fierté et désolation, c’est ainsi mon cher Lorca, chacun sa vie. Nous n’allons rien changer, n’est-ce pas ?
Jours de marché, de François Garcia, éditions Liana Levi, 2005, pp. 200–201.
Ces extraits littéraires sont proposés en supplément du numéro d’été de la revue (n° 129) qui évoque les odeurs, des neurosciences à l’histoire.
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