Miscellanées d’odeurs
Fidèle à son parfum
Sidonie-Gabrielle Colette (1873–1954) était une écrivaine, journaliste, mime et comédienne née en Bourgogne à Saint-Sauveur-en-Puisaye. En 1932, elle ouvre un institut de beauté à rue de Miromesnil à Paris qui ne rencontre pas le succès escompté. Écrivaine prolixe, elle écrit sur les animaux, sa mère, ses amours, son entourage, les paysages mais également livre de nombreux textes sur les parfums.
Parfum, conquête du plus subtil de nos sens, délateur, car tu révèles nos secrètes préférences, parfum qui rouvres, dans l’infidèle mémoire humaine, la source des larmes, le secret du plaisir…
La maîtrise, dans l’art de distiller les essences, appartient au parfumeur français. Est-ce à dire que son goût est exempt d’erreur ? Certes non. Il semble qu’on le voie trébucher pendant des époques qui précèdent de grands troubles, où les suivent. Entre 1900 et 1935, au mépris du doux corylopsis et de la «maréchale», régnèrent brutalement des parfums qui s’en prenaient à la pharmacopée, et mariaient des incompatibles. En matière de parfums, il n’est guère de fantaisie qui vaille. Tout parfum qui ne se réclame pas d’une origine végétale ne peut compter que sur un caprice bref de la mode. C’est le sort qui échut aux senteurs que j’appelle les parfums à tuer un bœuf. Les femmes emportaient dans leur sillage, au restaurant et au théâtre, des fragrances capables de couper l’appétit et d’ôter à l’écran ou à la scène tout intérêt. Elles y mirent une avidité aveugle, un mépris du bon sens bien déplorable, la blonde se mouillant de sombres et compactes essences de bazar marocain, la brune acidifiée de quelque variation à fond de citronnelle, comme si la citronnelle ne dût jamais quitter la gloire, modeste et honorable, d’être, à l’instar des lavandes, la fraîcheur d’une chambre d’enfant, l’hygiénique senteur d’une salle de gymnastique, le sachet des armoires à linge ! Le rôle de certains odoriférants ne franchit pas le seuil de l’intimité féminine. Me voilà tout de suite intransigeante et péremptoire, comme chaque fois que je mets en cause mon odorat de limier. Lavande, verveine, mélisse, basilic, si vous entreprenez de dépasser le jardin où j’aime tant vous froisser dans mes paumes, votre place n’est pourtant pas dans le gynécée. Parfums chastes, amis du plein air et des vestibules, coquetterie permise aux anciennes jeunes filles, vous qu’elles suspendaient à leurs rideaux de mousseline, je vous rends justice ; mais quelle femme aujourd’hui s’avise de choisir un parfum parce qu’il est chaste ?
Je vous assigne votre emploi, vos heures et vos limites. Vous vous glisserez dans la maison sur les pas de la fièvre et des mauvaises sueurs, vous combattrez ce qui humilie le pauvre corps humain, et d’un front moite vous chasserez les mauvais songes. Je vous fais le procès bref, et la part assez belle.
C’est que nous souffrons, nous autres nez fins. Nous sommes trop sensibles pour ne pas nous rallier à une famille assez restreinte de parfums typiques, classiques, éternels comme la fleur, inspirés d’elle, et qui ne s’en écartent, par lyrisme pur, que pour revenir à elle.
La main du chimiste parfumeur, l’odorat de la femme n’auront jamais, celle-là trop de science, celui-ci trop de connaissance de soi pour capter, doser, fixer à son point de perfection, élire et garder ce compagnon immatériel : un parfum. Ces lignes ne sont pas destinées aux femmes qui à brûle-pourpoint vous mettent sous les narines une écharpe, un mouchoir, un gant : «Comment trouvez-vous mon nouveau parfum ?» Encore heureux si elles ne quêtent pas votre suffrage à une table de restaurant, au-dessus d’un homard grillé, d’un melon ou d’un camembert ! Je vous souhaite, Madame qui me lisez, de ne jamais avoir, après une recherche couronnée de succès, un «nouveau» parfum. J’espère que vous êtes capable d’une sorte assez grave d’abnégation : la fidélité au parfum bien choisi, lié à votre personne morale comme à votre séduction physique, celui que vos amis aiment et reconnaissent, celui qui surprend et fait rêver les inconnus : «Qui est-ce qui sent si bon ?» Je pense que vous avez choisi, pour sa ténacité comme pour son mystère, un de ces parfums que j’appelle “blancs” pour ce qu’ils ressortissent au jasmin, au gardénia, au pittosporum, au délicieux bouvardia et au tabac blanc, toutes fleurs sans tache, longtemps rebelles à la distillation. Leur corolle pulpeuse dilate son arome entre le crépuscule du soir et celui du matin. On croirait que pendant le jour elles se reposent d’embaumer.
Ainsi fait le lys sauvage qui perce le sable salé des rivages, ainsi fait la sublime tubéreuse, qui s’éveille à la fin de l’après-midi, étire ses pétales de cire, parfois touchés de rose, et soupire : «Il est six heures.» Son âme se met en marche, et sur sa force odorante nous mesurons l’état de l’atmosphère. Un ciel bas et brumeux l’exalte, une pluie fine lui donne des ailes. En Provence, quand l’approche d’un orage pesait sur le début de la nuit et retardait mon sommeil, je l’attendais, elle, la tubéreuse. J’étais sûre qu’elle viendrait. Elle s’embarquait sur le sirocco, traversait la route, forçait ma porte de toute sa puissance de fleur, et mollement montait l’escalier…
À Paris, je dors sous sa garde ; d’une seule hampe fleurie naît et se dilate une nuée de songes, un repos sans dangers.
De tout temps l’on voulut mettre en flacons ses vertus, son extraordinaire pouvoir d’expansion. La tâche n’était pas mince. Car le chaud et variable épiderme humain, trop riche en effluves, fait chanceler, dénature l’équilibre du parfum.
La pure sensualité du jasmin et de son proche bouvardia, la double odeur du gardénia, l’intégrité du tabac blanc dépendent de qui les porte. Connais-toi toi-même, ô femme éprise, un peu follement, de trop de parfums et qui les visites l’un après l’autre comme une abeille enivrée. Sache ce que devient à ton contact la goutte précieuse dont tu humectes le lobe de ton oreille, le vallon d’ombre entre tes seins. Essaie ; consulte surtout le regard, le froncement de narines de celui à qui tu ne refuses rien, – rien sauf le nom de ton parfum, mais ne te trompe que le moins possible, et ne traite pas légèrement cette grave affaire de la bonne senteur. Selon l’accord que tu réussiras entre ton corps changeant, vivant, chaud, indiscret, et ton parfum immobile, tu détiens en flacon le bonheur de deux personnes… au moins.
Paysages et portraits de Colette, Flammarion, 1956, pp. 182–186.
Ces extraits littéraires sont proposés en supplément du numéro d’été de la revue (n° 129) qui évoque les odeurs, des neurosciences à l’histoire.
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