Miscellanées d’odeurs
« Une grosse truffe noire »
Truismes, le premier roman Marie Darrieussecq (1996), décrit un devenir-animal à la fois cauchemardesque et hilarant – d’autant plus quand on sait qu’elle est née à Bayonne –, fantastique et critique : la narratrice se transforme peu à peu en truie. Succès immédiat en France et dans le monde. Un talent confirmé depuis lors, à chaque nouveau livre. Extrait :
Je me suis approchée des arbres. C’était la première fois que je voyais des arbres aussi hauts, et qui sentaient si bon. Ils sentaient l’écorce, la sève sauvage ramassée à ras de tronc, ils sentaient toute la puissance endormie de l’hiver, Entre les grosses racines des arbres la terre était éclatée, meuble, comme si les racines la labouraient de l’intérieur en s’enfonçant profondément dedans. J’y ai fourré mon nez. Ça sentait bon la feuille morte de l’automne passé, ça cédait en toutes petites mottes friables parfumées à la mousse, au gland, au champignon. J’ai fouillé, j’ai creusé, cette odeur c’était comme si la planète entrait tout entière dans mon corps, ça faisait des saisons en moi, des envols d’oies sauvages, des perce-neige, des fruits, du vent du sud. Il y avait toutes les strates de toutes les saisons dans les couches d’humus, ça se précisait, ça remontait vers quelque chose. J’ai trouvé une grosse truffe noire et j’ai d’abord pensé à cette Saint-Sylvestre de l’an 2000 où j’en avais tant mangé parmi ces gens si turbulents, et puis ça s’est effacé, j’ai croqué dans la truffe, du nez le parfum m’est entré dans la gorge et ça a fait comme si je mangeais un morceau de la Terre.
Tout l’hiver de la Terre a éclaté dans ma bouche, je ne me suis plus souvenue ni du millénaire à venir ni de tout ce que j’avais vécu, ça s’est roulé en boule en moi et j’ai tout oublié, pendant un moment indéfini j’ai perdu ma mémoire. J’ai mangé, j’ai mangé.
Les truffes avaient la saveur des mares quand elles gèlent, le goût des bourgeons recroquevillés qui attendent le retour du printemps, le goût des pousses bandées à craquer dans la terre froide, et la force patiente des futures moissons. Et dans mon ventre il y avait le poids de l’hiver, l’envie de trouver une bauge et de m’assoupir et d’attendre. J’ai creusé des quatre pattes, j’ai fait caca, je me suis roulée, ça a fait un beau trou oblong plein de vers réveillés et de vesses de loup en germe. La terre chauffée s’est mise à fumer autour de moi, je me suis allongée, j’ai posé mon museau sur mes pattes. Les mottes se sont éboulées sur mon dos et je suis restée là très longtemps. Le soleil de l’aube m’a caressé le groin. J’ai humé le passage de la Lune qui tombe de l’autre côté de la Terre, ça a fait du vent dans la nuit et comme une odeur de sable froid.
Truismes de Marie Darrieussecq, édition Folio, 1996, pp. 139–140.
Ces extraits littéraires sont proposés en supplément du numéro d’été de la revue (n° 129) qui évoque les odeurs, des neurosciences à l’histoire.
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