Serge Pey – Poétique de la crise

bâton bois mots écritures dessins Bâton-poème de Serge Pey dans «La solution de l'univers», installation à l'hôtel de Ménoc, lors de la biennale de Melle 2013. Photo J.-L. Terradillos.

Entretien Jean-Luc Terradillos

Au moment où les éditions Dernier Télégramme publient une anthologie des poèmes politiques de Serge Pey, Dialectique de la tour de Pise, nous avons retrouvé un entretien réalisé avec le poète en 2013 à la biennale Melle. Il comptait parmi les trente-deux artistes et écrivains invités à cette biennale intitulée «Être humain et le savoir ensemble» – formule de Gilles Clément – avec Edgar Morin pour référent : «La poésie – définie anthropologiquement et non plus seulement littérairement – est une façon de vivre dans la participation, l’amour, la jouissance, la ferveur, l’admiration, la communion, l’exaltation, le rire, la fête, l’ivresse, la danse, le chant, la musique, le liesse, et elle culmine en extase. L’état poétique est un état second qui existentiellement est toujours premier.» 

L’Actualité. – Edgar Morin dit : «L’état poétique est un état second qui existentiellement est toujours premier.» Est-ce vrai ?

Serge Pey. – Non, ce n’est pas vrai. Edgar Morin, que j’aime beaucoup par ailleurs, véhicule ici une vieillerie de la théorie poétique. Il y a autant de poésies, c’est-à-dire de rapport entre la vie et le langage, qu’il y a d’êtres humains. Le langage transforme la vie et en retour la vie transforme le langage. Dans cet aller-retour glisse le poème. On ne peut définir le poème que de cette façon-là et non dans l’état que décrit Edgar Morin. 

Il cite également Hölderlin qui exhorte à «habiter poétiquement la Terre».

Hölderlin veut dire que nous sommes obligés d’habiter la Terre de manière sacrée. Les concepts évoluent. Aujourd’hui on ne parle pas de la poésie comme au temps d’Hölderlin mais, évidemment, la poésie est une façon de capter ou de créer le sacré. Laissons cela parce que, vite, on va glisser vers le religieux c’est-à-dire l’anti-poétique déterminant – le religieux étant un poème qui a mal tourné. La parole d’Hölderlin est une façon de laïciser la relation religieuse au monde mais c’est devenu un lieu commun. 

Pour beaucoup, la poésie c’est toujours celle de l’école. D’une école qui a failli dans la transmission – par exemple, on ne sait plus qui est Artaud –, qui a détruit le rapport à la vie, au langage, qui a remplacé le désir de la liberté de la langue par les gymnastiques de l’artisanat du langage. Et le xxe siècle a disparu parce que c’est le siècle de la liberté. Donc, au niveau du travail poétique, nous sommes dans une période de régression.

Chiara Mulas & Serge Pey au Confort Moderne avant la performance «Ne sois pas un poète sois un corbeau nous sommes une poignée de corbeaux sur la terre».
Photo Dominique Truco. 

Parce que le début du xxe siècle, c’est l’explosion des avant-gardes, le moment où tout se réinvente ?

Le xxe siècle c’est l’émergence du poème qui se libère du poème, du poème qui se libère de sa poétisation. Le pire ennemi de la poésie c’est la poésie elle-même. Aujourd’hui nous avons un retour de la poésie qui est fascinée par la poésie, c’est-à-dire la rime, les alexandrins, etc., qui reviennent avec le slam qui se caractérise dans sa manière dominante par la pauvreté des images, par la pauvreté de la pensée. Or la poésie – c’est ce que nous a démontré le xxe siècle – est une pensée. La poésie débarrassée de sa rime, même si elle est à l’intérieur du vers, débarrassée de ses croyances, et différente de la philosophie. La poésie pense. Une poésie qui ne pense pas cesse d’être une poésie. Ou une poésie qui pense mal, c’est-à-dire une poésie qui copie la poésie, cesse d’être de la poésie. 

La poésie est-elle forcément, jusqu’à un certain point, incompréhensible, inexplicable ?

La poésie ne veut pas être comprise. La poésie sert à comprendre. C’est un outil qui sert à comprendre le monde. C’est une sorte de marteau, de pince. Les enseignants qui, par exemple, cherchent à comprendre l’intérieur du poème se trompent et font des dégâts considérables dans la tête des étudiants, des apprentis du langage. Parce qu’ils vont très rapidement tuer le désir. Parce que penser c’est toujours penser de l’inconnu. Donc la poésie pense toujours l’inconnu. C’est ce qui fait sa force. C’est pour ça qu’elle sert à comprendre. Alors vouloir penser une pensée qui pense l’inconnu c’est difficile, presque impossible, parce que ça se retourne un peu comme un serpent. 

L’école est une mangeuse de poésie dans la mesure où elle va réduire la poésie à sa gymnastique artisanale c’est-à-dire à ses rimes, à sa construction, à ses allitérations, etc. Elle ne comprend pas, par exemple, qu’une allitération est une clé pour ouvrir une porte de la pensée, qu’une rime véritable n’existe que parce qu’elle est censée être rime. La rime qu’on récite facilement. 

La poésie est aussi une histoire de la poésie. La poésie rimée c’est une poésie qui est héritière de la sphère du logos : on doit retenir le texte et le réciter. La poésie du xxe siècle se libère complètement de cette mémorisation, même si elle peut être récitée. Elle passe directement par l’écrit, ce qui fait sa liberté, parce qu’on ne va plus introduire dans le mécanisme du langage poétique des processus de mémorisation qui la caractérise. On ne peut pas revenir en arrière sur la liberté. Ce qui ne veut pas dire que l’écriture n’ait pas son oralité. 

La poésie du xxe siècle n’est-ce pas aussi un retour à l’oral ?

Oui mais il ne faut pas confondre l’oral et la mémorisation. Tout signe est double, comme nous l’a appris Saussure, à la fois écrit et oral. Sinon ce retour de l’oralisation en poésie nous autoriserait à dire qu’un muet qui écrit des poèmes ne serait plus un poète puisqu’il n’oraliserait plus. Or un muet peut être oral dans son écriture. 

Poème-grafitti de Serge Pey après sa performance au Confort Moderne à Poitiers le 20 octobre 2009, dans le cadre «Tout autour de Babel». Serge Pey présentait aussi «Cent bâtons pour Louise Michel», à la galerie Louise-Michel. Photo Dominique Truco. 

Les poèmes à crier et à danser de Pierre Albert-Birot, en 1916, ne sont-ils pas une rupture radicale ?

En cela Pierre Albert-Birot se différencie des autres. Il élabore son propre rapport au langage et au monde. Précisons que j’étais proche d’Arlette Albert-Birot. Elle m’a toujours associé à son mari. 

Mais on ne peut pas généraliser les définitions de la poésie. L’art n’existe pas, il n’y a que des artistes. La poésie n’existe pas, il n’y a que des poètes. 

Qu’est-ce qu’un poète sonore ? On m’a rangé arbitrairement dans cette catégorie. Je préfère parler des individus. L’écriture n’est que le rendu d’une invention de l’oralité. Ce n’est pas une communication. Elle invente des oralités qui n’existent pas. Il ne faut pas que l’écriture s’oppose à l’oralité mais qu’elle soit considérée comme qu’une oralité. L’oralité n’est pas à confondre avec la diction. 

Quel avenir de la poésie du xxie siècle ?

Jacques Roubaud dit que la poésie a plus d’avenir que le roman, parce qu’on va la mémoriser. Je ne sais pas s’il a raison. En tout cas, à travers la crise de la poésie je vois la crise de la société. Comment rendre possible une poétique de la crise ? C’est la question que pose la relation au langage aujourd’hui. Il y a crise du langage, crise de l’objet et crise du sujet. La liberté est confondue avec l’ego, l’expression artistique et langagière est confondue avec l’expression de l’ego alors que le poème, lorsqu’il se réalise, il va se fonder en tant que sujet philosophique. Être sujet dans un poème c’est la condition pour que celui qui va le lire devienne lui aussi sujet. Aujourd’hui l’expression langagière appartient à l’ego, c’est à dire à la marchandise. La transformation de l’ego en sujet  ne peut s’opérer que par la littérature, la poétique. L’ego peut devenir une littérature quand il devient amoureux, car alors il se suicide et atteint ainsi un degré cosmique. 

À lire sur le site de L’Actualité Nouvelle-Aquitaine, Serge Pey, poétique passionnelle du flamenco par Laurine Rousselet. 

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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