Passé, présent, futur épidémik

«Transmission Banaphone» de Joël Hubaut, 1977. Bureau de campagne du CKKE (Centre Kultur Kontrol Epidemia).

Par Jean-Luc Terradillos

Épidémik s’écrit avec un k, comme punk, chez Joël Hubaut. Production vintage garantie. Ou plutôt réactivée grâce au Dernier Télégramme qui publie ces Proto-poèmes épidémik des années 1976–1978, jalons dans l’œuvre protéiforme d’un artiste insaisissable qui s’est évertué à faire éclater les codes et les cloisons, au propre comme au figuré.

Pour cerner le contexte, sa multi-dédicace rend hommage à une centaine de personnes de toutes époques, de différentes formes d’art, poétique, visuel, sonore et musical, de Jérôme Bosch à Throbbing Gristle, d’Antonin Artaud aux Résidents. Dans ce bain de culture, le Professeur Choron et Pierre Dac côtoient Claude Pélieu, Bernard Heidsieck et Henri Chopin ; il y a aussi des Nouveaux Réalistes comme Raymond Hains et François Dufrêne (pourquoi oublie-t-il Jacques Villeglé qui a inventé un alphabet socio-politique ?), des musiques expérimentales notamment celles de Can, Amon Düül II, Faust, Neu, La Monte Young, des inclassables comme Alan Vega, etc.

Poète éruptif-éructif

Joël Hubaut est un phénomène. Des vidéos de ses lectures-performances qui circulent sur le net peuvent laisser imaginer la jubilation de cet éruptif-éructif, proférant-proliférant, qui pousse les registres de la voix au paroxysme, du susurrement au raclement de gorge, du grognement au cri, jusqu’à l’extinction de voix, sans ignorer le bégaiement et le sautillement de l’image (comme les vieux films super 8), les effets de l’écho et de la réverbération. La lecture-performance participe d’un espace couvert de signes et de couleurs. À voir, à vivre.

Les premiers «signes épidémik proliférant en cours de mutation» sont apparus en 1971 sur une statuette (reproduite p. 24). Joël Hubaut y adjoint un texte de 1976 qui explique bien le processus. Cela facilite aussi une lecture formelle du livre :

«La mutation s’est effectuée lentement. J’ai d’abord introduit et semé des larves de signes un peu cabalisto-libidineux, inoculé des parasites visuels, des formes disséminées, dispersées, bio-surréalisantes, des astro-signes galactiques, toute une germination alchimique en éclosion, grouillement de cellules, d’atomes, de microbes, de tétards-graffitis, d’enzimes envahissants, de bactéries formelles, de méta-signes contaminants, j’ai imaginé cet alphabet comme un essaim d’insectes proliférants. Par analogie, les pierres trouées sont devenues des sortes de couronnes, des anneaux puis cette rondelle qui est devenue un cercle, les cairns et les monticules pyramidaux sont devenus des triangles, le croissant de lune, un haricot et le serpent, une ondulation puis la croix symbolique s’est métamorphosée, le carré magique, la flèche, la vague ondulante ont été modifiés puis radicalement stylisés, j’ai abandonné les sources du bouillon, éliminé toutes racines jusqu’à les minimaliser rigoureusement pour obtenir ces signes neutres re-mixés, géométriques, interchangeables selon les contextes ou situations, des signes hyper formels plus proches du constructivisme, un langage fait de quelques motifs essentiels incarnés que je pouvais développer comme des virus formels génératifs, la croix, le triangle, le cercle, la flèche, le zigzag, l’ondulation, le carré, le demi-carré… etc. ainsi les signes épidémik sont devenus des icônes sémiotiques permanentes codifiées ou aléatoires que j’utilise encore par intermittence, soit concrètement comme présence visuelle physique, bruitiste ou bien invisible sensorielle et vibratoire comme présence subliminale d’énergie…»

«Tract mixage épidémik / machine à écrire-infection», 1978, et «Texte codé épidémik» (traduction épidémik d’un fragment-texte de James Joyce), Volcanville, 1977.

Manifester sa rébellion contre l’ordre établi et lui donner forme en texte, en signe et en image, c’est un travail physique à une époque où l’usage du micro-ordinateur est rarissime. Pas de copier-coller avec la machine à écrire. Chaque page est unique, donc un matériau en soi, avec les imperfections visibles de l’outil : lettres décalées ou mal nettoyées, usure du ruban, trous quand on frappe trop fort. Et le souvenir du bruit du clavier et de la clochette au retour du chariot.

Pour jouer avec la typographie, il fallait faire appel à un spécialiste ou composer le texte en lettres transfert. Certains artistes préféraient écrire à la main, d’autres le découpage-collage. Quel temps passé ! Aujourd’hui on obtient la même chose, et davantage, en quelques clics !

Avec un logiciel de mise en page et une bonne connexion Internet, l’éditeur peut réaliser des prouesses graphiques, les montrer aussitôt à l’auteur, échanger, modifier, etc. C’est ainsi qu’a procédé Fabrice Caravaca, à Limoges, avec Joël Hubaut, en Normandie, durant un confinement.

Comment donner à lire et à voir un texte haut en couleur, qui sonne et dissonne, qui zigzague en folie furieuse ? Gare au «Camembert Cosmique qui colle à la peau» !

Une page de «Marée noire système» dans l’édition de Dernier Télégramme et sa version en grand format augmentée par Joël Hubaut.

L’éditeur est réellement un interprète du texte. Tout en respectant le cadre de la page, il joue une partition visuelle avec les types de caractères, leur graisse et leur calibrage, avec l’interlignage, les blancs, les signes intégrés ou en arrière-plan, avec la couleur…

Dans ce cas, la réédition produit un autre texte. Auquel s’ajoute encore un autre texte quand l’auteur vient l’augmenter à la main comme l’a fait Joël Hubaut à Limoges sur les tirages en grand format des onze pages de «Marée noire système», texte écrit en 1978 après la marée noire provoquée en Bretagne par l’Amoco Cadiz. Qui commence ainsi : «L’épidémie se répand dans la galerie-terrier avec la chimie intensive. Forage & fourrage tourmentés. Beautés des brindilles luisantes. Beauté des fruits carbonisés comme des natures mortes. Zappa. Lapins-fous en rut dans les palettes mazoutées avec les frites et la mayo. Tout est broyé, macéré, enfourné, massacré pour le rendement de la grosse turbine mondiale avec les lapines-esclaves du barbouillage offshore. Le rendement. Le rendement.»

Joël Hubaut en septembre 2021 dans le local des éditions Dernier Télégramme, 27 avenue Georges-Dumas à Limoges.
Proto-poèmes épidémik de Joël Hubaut, préface de Fabrice Thumerel, éd. Dernier Télégramme, 128 p., 15 €
A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

1 Comments

  1. merci à Jean-Luc Terradillos pour ce balayage chroniquant sympathique.
    PS. pour info et en réponse à la question.= pourquoi Jacques Villeglé n’ets pas mentionné ? c’est simple,
    j’e me suis braqué uniquement sur les années 70 et à cette époque, je fréquentai Raymond Hains et François Dufrêne mais pas encore Jacques Villeglé. Toutes les références mentionnées, dédicace comme remerciement, ne sont liées qu’aux seventies. Merci pour l’attention. Hiouppie. Joël Hubaut.

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