Pascal Chauchefoin – Décentralisation : un projet dénaturé

Pascal Chauchefoin, maître de conférences en sciences économiques à l’université de Poitiers. Photo Eva Avril.

Entretien Jean-Luc Terradillos

Quand les lois Mauroy-Defferre sont votées en 1982–1983, l’État n’a plus les moyens d’organiser la décentralisation industrielle et les collectivités locales héritent d’un système obsolète. Démonstration avec l’économiste Pascal Chauchefoin, maître de conférences à l’université de Poitiers, directeur de la fédération de recherche Territoires. Entretien réalisé lors du colloque de l’université de Poitiers sur François Mitterrand et les territoires, tenu fin mars 2017 à l’Espace Mendès France.

L’Actualité. – Sur quelles bases repose le projet décentralisateur de François Mitterrand ?

Pascal Chauchefoin. – Dès les années 1960, des clubs de réflexion ont été très actifs, notamment le club Jean-Moulin qui a auditionné François Mitterrand. Des laboratoires de recherche en sociologie des organisations ont été très influents. Deux ouvrages ont marqué l’époque : La Société bloquée (1971) de Michel Crozier et Le Pouvoir périphérique (1976) de Jean Grémion. Ce dernier explique comment les notables locaux s’accommodent fort bien du centralisme en négociant avec le préfet la règle imposée par Paris. Du point de vue de la démocratie locale, ce n’est pas très sain.

En 1976, le rapport d’Olivier Guichard commandé par le président Giscard d’Estaing va assez loin, jusqu’à proposer la réduction du nombre de communes pour renforcer le pouvoir local. D’ailleurs nombre de ses propositions seront reprises plus tard par les élus PS.

Que propose Michel Rocard ?

En 1966, Michel Rocard signe sous un pseudonyme (Georges Servet) un rapport très violent intitulé Décoloniser la province. Il est alors au PSU. Il écrit en conclusion : «L’avenir de la démocratie comme de l’équilibre économique en France est menacé par la dévitalisation relative de la province. Les expériences de décentralisation n’y ont rien changé. Elles ont échoué parce qu’elles ne concernaient pas les conditions qui régissent la décision. Le problème consiste donc à sortir celle-ci de Paris pour tout ce qui n’est pas d’importance nationale. Pour parvenir à ce résultat, décentraliser la décision en France, il faut créer des institutions régionales et locales de taille utile, ce qui signifie remembrer celles qui existent, les doter d’une masse budgétaire totale égale à peu près au double de ce qu’elle est actuellement par rapport au produit national, et les peupler d’hommes qui auront conduit et chercheront à terminer leurs carrières en province, qui auront donc trouvé dans quelques grandes villes autres que Paris l’alimentation intellectuelle nécessaire à la vie d’élites locales responsables. Dans un tel contexte, il sera à nouveau possible non seulement de créer des emplois en province, mais de parvenir à ce que les centres de décision régionaux eux-mêmes animent le développement régional, sous la pression et le contrôle des forces sociales de chaque région, représentées dans les assemblées compétentes.»

François Mitterrand critique aussi le centralisme mais il n’était pas économiste.

François Mitterrand réussit à agréger tous ces courants de pensée critique des années 1960 et 1970, y compris les militants des cultures régionales. Pour lui, la décentralisation est d’abord une question d’organisation politique et de démocratie. Sa réflexion est nourrie par son vécu de maire de Château-Chinon et de président du Conseil général de la Nièvre. Très critique à l’égard du centralisme et de la petite caste parisienne qui régente les ministères, il soutient l’échelon communal comme échelon d’action : « Je m’émerveille de cette infrastructure : 500 000 conseillers municipaux, sans compter ceux qui voudraient l’être, 500 000 bénévoles au service des autres, cela vaut mieux pour la démocratie qu’un régiment de sous-préfets. » (La Paille et le Grain, 1975, p. 59)

Néanmoins, il voit bien dans les années 1970 la crise qui se profile et dont on n’est jamais sorti. C’est alors qu’on perçoit dans son discours sur l’économie la patte de Rocard et du PSU : il faut libérer les énergies économiques dans les territoires, faire confiance aux élus locaux pour sauver l’emploi car ce sont les seuls à voir comment ça fonctionne sur le terrain.

Les lois Mauroy-Defferre (1982–1983) vont-elles répondre à ce dessein ?

En 1992, la revue Pouvoirs fait un bilan très critique des lois de décentralisation. Cela a donné la « République des fiefs » car les élus locaux cumulent les mandats. L’intercommunalité n’est pas démocratique car elle est constituée d’élus au second degré. Finalement le pouvoir a été confisqué par des maires managers dont le premier souci n’est pas de consulter la population. D’autre part, l’État ne s’est pas réformé pour accompagner la décentralisation et la fiscalité locale n’est pas non plus adaptée. Enfin, les collectivités locales se font entre elles une concurrence ruineuse en pratiquant le dumping fiscal pour attirer des entreprises. Néanmoins des avancées positives sont relevées par la revue, notamment en ce qui concerne les transports régionaux, les lycées et les collèges.

Comment expliquer par le prisme économique ce constat de relatif échec ?

Selon la grille régulationniste que j’adopte, il y a trois éléments qui se coordonnent parfaitement lors des périodes de croissance du capitalisme : le rapport salarial, le régime d’accumulation et le régime institutionnel.

Il s’agit du rapport salarial fordiste : travailler dans des processus standardisés afin de dégager des gains de productivité si importants qu’ils permettent d’alimenter la croissance des services publics, le réinvestissement dans l’équipement productif et l’augmentation négociée des salaires.

C’est compatible avec un régime d’accumulation qui consiste à jouer sur le différentiel de salaires entre les zones de conception des process, de l’innovation, des nouveaux produits (à Paris et dans les grandes métropoles) et le reste de la France. Dans ce qu’on appelle la province ou la périphérie, le niveau de salaire peut être 30 % inférieur à la moyenne nationale. En allant chercher la main‑d’œuvre disponible dans l’agriculture, le capitalisme développe des industries manufacturières un peu partout sur le territoire français durant les années 1960. Ainsi, les régions périphériques accèdent à un certain niveau de développement, et l’augmentation du SMIC permet aux salariés d’acheter ce qu’ils produisent.

L’État centralisateur organise cette décentralisation industrielle au bénéfice du fordisme. En 1963, la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (Datar) est créée pour coordonner et impulser cette politique.

Mais ce modèle commence à se gripper dans les années 1970 car les gains de productivité tombent, la province s’est embourgeoisée, le capitalisme s’internationalise. Il y a éclatement du système productif : un produit est composé de différents éléments pouvant être fabriqués un peu partout dans le monde où la main d’œuvre est moins chère. Cette division internationale de l’appareil de production fait que le système national de régulation ne fonctionne plus.

C’est à ce moment-là qu’arrivent les lois de décentralisation. Or l’État n’est plus capable d’organiser le déploiement spatial du capitalisme. Les collectivités locales héritent de ce système obsolète.

Les élus se débattent entre le local et le global. Certains essaient les technopôles. Mais on ne veut pas voir que la Silicon Valley est le résultat de plusieurs décennies d’investissements massifs de l’État fédéral pour soutenir l’informatique et la défense. Il s’agit donc d’une politique industrielle et pas seulement territoriale.

Ainsi, l’élu local à qui on promettait monts et merveilles grâce à la décentralisation se trouve démuni. Loin d’être l’alternative au centralisme ou l’animateur du tissu économique, il n’a pas les moyens financiers d’intervenir parce que la crise met les gens au chômage et réduit en proportion les recettes fiscales. Et il n’a pas de modèle sur lequel s’appuyer.

24 novembre 1976, 05min 46s, présentation du rapport Guichard au journal de 20h sur Antenne 2.

This post is a part 12 of François Mitterrand et les territoires post series. 
⎗ Previous post in the series is Thibault Tellier – La décentralisation tranquille.
A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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