Nicole Pignier – Paysanne dans l’âme

Avec Jean-Éric Fissot, paysan, ferme de la Côte d’or, Veyrac, Haute-Vienne, nous arrivons à la rencontre de son « chêne qui soigne », fin 2021. Photo Nicolas Fay.

Nicole Pignier – La nature ne parle pas, elle nous fait signe

Par Brice Etoundi Ondoa, Elsa Fleur Miyo’o Mintsa, Fatima-azahrae Tairi

Qu’est-ce que l’écosémiotique ?

Nicole Pignier. – Je vais donner deux définitions qui sont complémentaires : la première, c’est une sémiotique qui interroge nos liens à l’oikos, racine grecque du préfixe « éco », désignant la maison qui accueille la vie ; en l’occurrence, c’est la Terre avec un grand T. On retrouve ce préfixe « éco » dans « écologie » et « économie ». Ainsi, l’écosémiotique interroge nos liens à l’oikos et aux vivants de l’oikos : le vivant végétal, animal et humain… La deuxième définition, complémentaire à la première, c’est une sémiotique qui interroge notre part vivante, dans ce qui fonde nos aptitudes perceptives. Et ce, en dehors et en amont des goûts culturels et subjectifs.

Quel a été le déclic qui vous a orienté vers cette discipline ?

Je me suis sentie complètement hors-sol dans mes recherches, enfermée dans le design numérique devenu en grande partie l’instrument de pouvoir du consumérisme, d’un monde anesthésié. Je sentais qu’il me manquait quelque chose de ma part vivante. À la lecture de Sur les épaules de Darwin – Retrouver l’aube et Les Battements du temps de Jean-Claude Ameisen, j’ai été très touchée par le lien entre ce qu’il racontait en tant que biologiste et ce que nous pouvions questionner en sémiotique, en termes d’énonciation et de co-énonciation, c’est-à-dire de (se) faire signe, entre humains et vivants, (s)’apprécier en lien à nos lieux de passage, de vie. Cela a réveillé en moi quelque chose qui était en germe et qui devenait une nécessité évidente. C’était d’envisager des travaux en sémiotique beaucoup plus en phase avec les mondes vivants et la terre/Terre. Bâtir une approche écosémiotique qui renouvelle les manières de faire avec le terrain : faire science avec lui, les gens et les lieux. Là, j’ai eu envie de mettre en recherche ce que je sentais de puissamment nourricier dans le quotidien de territoires un peu oubliés : certaines initiatives paysannes contemporaines qui, dans leur relation à l’oikos et aux vivants de l’oikos, sont en décalage avec les activités anthropisées dominantes qui, en Limousin comme ailleurs pillent et exploitent la terre/Terre considérée comme « ressource » et en même temps comme problème par sa diversité vivante.

Quelle corrélation faites-vous entre la diversité de votre cheminement scientifique ?

Cela peut sembler disparate alors que pour moi ça coule de source. J’aime fouiner, chercher, comme quand on cherche les champignons ou comme l’animal à la recherche de la bonne plante pour se soigner. Mon parcours ne se définissait pas à l’avance, c’est quelque chose qui a émergé au fil du temps. Ce qui m’intéressait le plus, c’était la littérature qui sait exprimer notre base vivante, cosmique, en lien à l’oikos et qui amène naturellement à l’art. Je suis une passionnée de Jean Giono, Jules Supervielle, c’est une littérature qui exprime vraiment nos liens puissants à l’oikos, d’où émergent les motivations esthétiques. Ces forces esthétiques, je les ai retrouvées au début d’internet avec une grande créativité de recherche graphique. J’ai travaillé avec des directeurs artistiques entre autres parisiens, quelqu’un comme le designer et artiste Étienne Mineur. En plus d’être en recherche permanente dans la manière d’orchestrer les sons, les mouvements, les images, le texte, l’interaction gestuelle, il y avait une effervescence créative, c’est cela qui m’a beaucoup plu. Cela posait des questions sémiotiques : l’ethos, comment on l’énonce par le design, etc. Mais dans les années 2007, il y a eu un effondrement créatif et une standardisation, un appauvrissement de la recherche-création dans ce domaine. Dès lors, j’ai interrogé l’évolution consommatrice et désancrée des designs de logiciel, de matériel. J’ai eu envie de questionner les limites et les leurres, en travaillant entre autres sur des corpus d’histoires interactives pour enfants. Sous couvert de forger le goût pour la lecture et l’acquisition du langage, leur dispositif ne laisse plus de place pour la prise de parole de l’enfant, l’interaction avec les adultes. Il happe. En même temps, j’ai senti le besoin d’aller questionner des initiatives paysannes en décalage volontaire avec ce monde de la consommation et de l’effondrement des sens perceptifs.

Parlez-nous de votre lien avec le jardinier paysagiste Gilles Clément.

Les travaux de Gilles Clément ont participé à me nourrir. Il souhaitait monter une formation professionnelle autour du tiers paysage, du jardin planétaire, du jardin en mouvement, plus largement du « faire avec le vivant et non plus contre ». Avec lui et d’autres acteurs dont Éric Gayout au CFPPA des Vaseix, nous avons mis en place en 2017 une licence professionnelle Design des milieux anthropisés consistant dans tout lieu à ménager, à redonner la préséance au vivant pour refonder le vivre ensemble. Les paysages nourriciers en constituent la ligne de force majeure. Le design y est travaillé dans un processus inverse à celui du design industriel.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce processus ?

Le design industriel sépare hiérarchiquement comme dans le temps les étapes de conception et de réalisation. Il part du principe que le concept intellectuel prévaut sur ceux qui vont l’appliquer. Or ce processus est inverse à la vie, parce qu’il crée une injonction conceptuelle faite aux gens, aux lieux, à la Terre. À l’inverse, nous adoptons une démarche qui interrelie la nourriture de la pensée par le faire et la nourriture du faire par la pensée, en circonstances, en lieux. Nous travaillons ainsi sur le ménagement des espaces, qu’ils soient urbains, semi-urbains ou ruraux. Le fil conducteur est de redonner la préséance au vivant, pour redéfinir une cohabitation nourricière entre les humains et les autres vivants. Il n’est donc pas question de réfléchir dans son bureau et d’aller appliquer sur le terrain de belles idées d’aménagement que l’on aurait conçues en n’y ayant à peine mis les pieds. Il est question d’aller s’imprégner des forces de vie de ce lieu, vies humaines et non-humaines. Se nourrir de ses spécificités, de son évolution mais également de la relation de ce lieu avec les autres lieux locaux ou plus lointains. À partir de ces éléments va se construire la réflexion avec les acteurs de l’aménagement du lieu : c’est du design participatif. Le but étant de redonner la préséance aux vivants dans la manière de faire société.

Avec Marine Dupont, paysanne, espace-test maraîchage à Verneuil-sur-Vienne, Haute-Vienne, nous réalisons une haie de Benjes, en avril 2022. Photo Fiona Delahaie.

Est-ce là votre méthode de recherche ?

Je m’inspire beaucoup de la méthode de l’anthropologue François Laplantine, que j’ai découvert en 2005 mais aussi de Tim Ingold. Je m’imprègne des lieux, des actes, des paroles, des ambiances. Par exemple, dans le cas des initiatives paysannes, je ne me pose pas en tant que la chercheuse qui sait et qui va observer. Je me transforme plutôt en animatrice pour faire émerger des situations dans lesquelles les paysannes et paysans vont prendre la parole, aller à la rencontre de la population, avec des pièces de théâtres, dans des lieux culturels, etc. Je fais émerger les occasions avec ces différents acteurs que je considère comme producteurs de savoirs à part entière, en recherche-action, ce qui ne veut pas dire que je les confonds avec la chercheuse institutionnelle que je suis. Simplement ils peuvent avoir des facettes complémentaires. C’est de cette manière que nous travaillons au sein du projet de recherche Nouvelle-Aquitaine Séréalina (Sécurité et résilience alimentaires en Nouvelle-Aquitaine), avec Margaux Alarcon, géographe, avec Solène Lemichez, ingénieure d’études à l’Inrae et spécialiste des semences paysannes. Ceci nous amène à ne pas considérer les initiatives paysannes comme l’objet de recherche, elles ne constituent pas un objet et nous ne sommes pas le sujet. Elles offrent des situations coopératives où l’on porte attention, chacune et chacun à sa façon, à ce que les lieux et ce qui y vit expriment de leur interaction avec la présence humaine, les pratiques en ajustement continu et sensible, selon la formule du sociologue Éric Landowski. Ces initiatives nous amènent à considérer les lieux, de la graine au paysage, comme des sujets ambiants avec lesquels nous interagissons, avec lesquels nous pouvons coénoncer grâce à une aptitude commune à faire signe, selon des aptitudes sensorielles, appréciatives diverses bien entendu.

Que visent aujourd’hui vos recherches ?

Mes recherches visent à prolonger cette interdisciplinarité. En effet, je travaille avec des biologistes, des agronomes, des chercheurs en arts plastiques, des géographes, et au sein de mon laboratoire Espaces humains et interactions culturelles, avec des littéraires, économistes, civilisationnistes. Cela se construit au fil des contacts, ça ne s’improvise pas et ça prend du temps. Aujourd’hui, je revendique le droit d’énoncer la part vivante et sensible dans la manière de faire de la recherche et même de considérer cette dernière comme partie intégrante des choix épistémologiques, méthodologiques, des terrains et des problématisations. Avec d’autres collègues, nous aspirons à sortir de ce leurre de l’objectivité. Nous ne pouvons pas prétendre participer à une évolution nourricière des sociétés si nous ne nous mettons pas nous-mêmes, d’abord, à l’épreuve de notre part vivante.

Les autrices et auteur :
Brice Etoundi Ondoa est doctorant au CeReS mention Sémiotique, à l’université de Limoges. Sa thèse s’intitule « Impact des médias sociaux sur les médias journalistiques classiques : analyse de l’offre et de la demande », sous la direction de Carine Duteil.
Elsa Fleur Miyo’o Mintsa est doctorante au CeReS mention Sémiotique, à l’université de Limoges. Sa thèse s’intitule « Médiation des discours politiques dans la presse en ligne au Gabon : enjeux et pratiques », sous la direction d’Isabelle Klock-Fontanille.
Fatima-azahrae Tairi est doctorante au CeReS mention Linguistique, à l’université de Limoges. Sa thèse s’intitule « L’emprunt linguistique français dans le dialecte marocain : utilisation du code switching français/marocain dans l’expression chez les natifs marocains », sous la direction de Sophie Anquetil et Abdelhadi Bellachhab.

Article réalisé par des étudiants de l’école doctorale Littératures, Sciences de l’Homme et de la Société de l’Université de Limoges dans le cadre d’une formation à l’écriture journalistique. Merci à Nicole Pignier pour sa disponibilité.

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