Strates des récits itinéraires

Extrait du documentaire de Barbara Glowczewski, Lajamanu – 40 ans avec les Warlpiri d’Australie centrale, 2017.

Barbara Glowczewski intervient durant le festival Filmer le travail et le cycle de conférences Les Amphis des lettres au présent (organisé par l’Espace Mendès France et l’UFR Lettres et langues), jeudi 10 février à 14h à la Médiathèque François-Mitterrand à Poitiers : Réveiller les esprits de la terre.
À cette occasion, nous publions à nouveau un entretien que nous avons fait avec Barbara Glowczewski en 2019 dans le numéro Architecture des rêves de L’Actualité Nouvelle-Aquitaine.

Par Héloïse Morel

Barbara Glowczewski est directrice de recherche au laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Depuis 1979, elle mène des recherches en Australie aux côtés des Aborigènes. Elle est intervenue à Dissay sur les rêves des Aborigènes lors des trente ans de l’Espace Mendès France en janvier 2019. Le rêve est constitutif de la cosmologie des Aborigènes (cosmos, territoire, naissance, mort). Par les récits et les mythes, l’«espace-temps du rêve» (Tjukurrpa) compose le rapport au territoire et à la vie.

L’Actualité. – Vous avez fait vos études dans les années 1970 aux universités de Jussieu et Vincennes. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Barbara Glowczewski. – J’étudiais l’ethnologie à Jussieu, le cinéma et la philosophie à Vincennes. C’était une époque assez extraordinaire. Robert Jaulin dirigeait le département à Paris VII, il avait mené des recherches en Afrique et en Amazonie dans les années 1960 et dénoncé l’ethnocide lié à la situation coloniale. Plusieurs intellectuels l’avaient rejoint dont Michel de Certeau avec qui j’ai fait ma maîtrise sur les cinq sens dans toutes les cultures, à toutes les périodes. Je recherchais les récits, les mythes, les pratiques qui évoquaient ces cinq sens afin de dépasser les catégories occidentales. Même si tous les humains ont des yeux, des oreilles, un nez, un palais, la manière d’évoquer les sens est différente, par exemple, on peut parler du troisième œil ou d’autres façons de sentir les choses. Je souhaitais dépasser les catégories de l’époque jusqu’à celles du langage et de l’écriture, ainsi j’ai rédigé tout mon mémoire avec uniquement des points de suspension entre chaque phrase. Cela avait beaucoup amusé Michel de Certeau !

À Vincennes, je suivais les cours de Deleuze, et ceux de Claudine Eizyckman et Guy Fihman, auteurs de films expérimentaux. Nous faisions du cinéma dit «intermittent», c’est-à-dire en filmant image par image pour créer des effets à la fois artistiques et visuels, et changer la perception. Cette technique, qui fut utilisée dans la publicité avec les images subliminales, créait une musique pour les yeux.

Comment les cinq sens vous ont-ils mené jusqu’en Australie auprès des Aborigènes ?

Le rythme justement, qui traverse les différentes cultures. Ainsi que les limites au-delà des perceptions habituelles, de nos critères spatiotemporels comme avec les techniques chamaniques qui traversent le corps. J’ai lu Van Gennep qui travaillait à partir des observations que lui envoyaient des observateurs sur place, missionnaires, explorateurs ou ethnographes comme Daisy Bates pour les Aborigènes d’Australie. Les anthropologues travaillaient ainsi à cette époque. Dans les écrits anciens, une information m’a beaucoup intriguée : les veuves ne devaient plus parler pendant deux ans, or comme les femmes se mariaient jeunes à des hommes plus âgés, elles étaient veuves assez rapidement. Nous étions en plein dans le mouvement de libération des femmes, je me suis dit qu’elles devaient communiquer entre elles par un moyen. En 1979, j’ai vécu avec des femmes warlpiri qui, en effet, communiquaient avec un langage des signes extrêmement sophistiqué. Un linguiste a découvert que ce langage contenait 4 000 mots ainsi qu’une syntaxe qui correspondait à la langue parlée.

Ces signes de main s’inscrivent dans le mouvement et dans l’action. Par exemple, les Warlpiri du désert central consomment un fruit, une «tomate sauvage ou de brousse», qui ressemble à une prune, d’un vert vif mais dont il faut enlever les graines noires car elles sont empoisonnées : le signe pour dire «tomate» est le geste que font les femmes avec une cuillère en bois réservée à l’extraction des graines. Ce fruit était important dans leur alimentation, tous les ans elles allaient le récolter en les enfilant sur des branches pour les sécher et les stocker. Les graines enlevées sur place tombaient faisant pousser d’autres fruits. J’ai compris cela il y a peu de temps. Je leur ai demandé si elles continuaient à aller chercher les tomates sauvages. Elles m’ont expliqué qu’il en restait très peu car comme elles ne les récoltaient plus systématiquement en grand nombre, les fruits ne poussaient plus. Cette pratique est essentielle car on a considéré les Aborigènes uniquement comme des chasseurs-cueilleurs. En réalité, ils interviennent sur les ressources du territoire, et disent «nettoyer» la terre avec les feux de brousse pour mieux chasser mais aussi empêcher les incendies. Cela a été très mal compris en anthropologie.

Ngayakiyi “tomate du bush”. Lily Nungarrayi, artiste Warlpiri de Lajamanu. Photo Barbara Glowczewski.

Que livrent les récits, les mythes sur les savoirs Aborigènes ?

Il y a quatre ans, des géologues ont travaillé sur des récits Aborigènes, d’une centaine de langues différentes. Ils racontent les inondations qui ont séparé les îles du continent il y a 7 000 ans. Les géologues ont déduit que cette histoire a été transmise oralement depuis. Je pense qu’il s’agit davantage d’une pratique d’interprétation, similaire à celle des scientifiques. Les Aborigènes sont des chasseurs, des traqueurs, ils ont besoin de lire le sol pour trouver aussi bien des animaux que des plantes. Génération après génération, ils ont pu expérimenter ce qui était dit par les anciens. Par exemple, chez les Lardil dans le Nord-Est de l’Australie, le serpent arc-en-ciel a séparé l’île Mornington – où ils vivent – de la côte, leur preuve c’est que la texture du sol, sur le continent, sur l’île et sous l’eau est la même. Ils lisent la terre comme un livre. Ils ne capitalisent pas seulement un savoir, ils l’expérimentent mais le récit reste poétique. C’est un croisement des deux, imaginaire et pratique de répétitions mais au sens de Différence et répétition de Deleuze. Eux disent same but different.

Que vous ont apporté le regard et la pensée de Michel de Certeau ?

J’ai souvent pensé dans mes expériences avec les Aborigènes d’Australie, à ce qu’il a écrit sur la ville, sur la flânerie et la marche. Quand je suis revenue à Paris après mon premier voyage, j’ai réalisé une recherche urbaine sur les catacombes, plus précisément les cataphiles. Les souterrains datent de la Révolution française, au moment où le régime s’écroule, la ville aussi physiquement ! Il a fallu remplir les trous des quartiers qui menaçaient de s’écrouler en creusant des galeries qui sont des doublures des rues au-dessus. Des tailleurs de pierres ont réalisé des colonnes de soutènements qui rappellent celles des cathédrales, ainsi que de grandes voûtes. Paradoxalement, c’est un travail de maître issu d’un grand art hérité du passé, donc des réalisations culturelles dans une partie naturelle et quasi-sauvage de la ville.

Pour moi, Michel de Certeau, c’est une façon de reprendre la ville par des flâneries souterraines mais aussi une manière de chercher des récits d’itinéraires qui relient des lieux et condensent des strates de récits qui sont à la fois des mythes et l’histoire, c’est ce qui m’a fasciné en Australie avec les Aborigènes. Histoire qui n’est pas seulement celle des humains mais aussi des paysages, des espèces, des étoiles et leurs impacts sur Terre avec les météores, les pluies, les phénomènes climatiques, le côté culturel et naturel. Il m’a apporté ce regard-là.

Pour aller plus loin :
Vidéos de Barricades des mots pour la ZAD sur Youtube.
La conférence de Barbara Glowczewski «Rêver ailleurs, rêver différemment», à Dissay, est disponible sur le site emf.fr
Bibliographie :
Réveiller les esprits de la terre, éditions dehors, 2021.
Les Rêveurs du désert. Avec les Warlpiri d’Australie, Actes sud/Babel, 2017.
Rêves en colère, Terre Humaine, Plon, 2016.

Réfugiés de l’intérieur
Dans l’abécédaire, Barricade des mots, réalisé par une quarantaine d’universitaires, en soutien à la ZAD de Notre-Dame des Landes, Barbara Glowczewski a choisi la lettre R pour Réfugiés de l’intérieur. «Ce qui me frappait, c’est que les habitants étaient traités de la même façon que les Aborigènes et autres peuples autochtones dans le monde, c’est-à-dire considérés comme des réfugiés là où ils vivent par les États qui les ont colonisés. La démarche de lutte de la ZAD ressemble à d’autres mouvements d’occupation contre un développement extractiviste qui consiste à détruire la terre pour aller chercher des minerais. Ceux qui sont restés ont créé un fonds de dotation, Terre en commun, afin de continuer l’expérience d’appropriation, de fructification, de valorisation et de soin des terres.» 

A propos de Héloïse Morel
Rédactrice à L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinatrice du pôle Sciences et société, histoire des sciences de l'Espace Mendès France.

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