Comment je suis devenu hégélien

Friedrich Hegel et ses étudiants, lithographie de Franz Kugler / CC.

Par Souleymane Kamara

Dans La Libre nécessité, Jacques D’Hondt évoquant son itinéraire philosophique souligne que la «pratique de la philosophie retient quelque chose de la manière dont on s’est élevé jusqu’à elle. Certains y viennent par le détour de la science, de la religion, de l’art, ou bien s’y laissent simplement conduire par la scolarité. Moi, c’est la politique qui m’a invité à cette ascension.» Contrairement à lui, c’est le mystère entretenu autour de cette discipline qui a suscité mon intérêt et qui m’a conduit à vouloir la découvrir ! Assurément le Grand Inquisiteur de Dostoïevski avait raison lorsqu’il soulignait la puissance de subjugation qu’avait le «mystère» à côté du «miracle» et de l’«autorité» sur l’esprit humain. En effet, depuis la classe de sixième, j’étais fasciné par les questions philosophiques. 

À force de curiosité, j’ai pu apprendre davantage sur les philosophes et leurs systèmes. À mon entrée au lycée, je disposais déjà d’une culture philosophique. J’avais une certaine admiration pour Platon et sa philosophie. Comment suis-je passé de Platon à Hegel ? À cette question, il me serait difficile d’y répondre ! Cependant, ce dont je suis sûr c’est que Hegel demeure le philosophe du débat par excellence. Appréciée des uns et critiquée des autres, sa philosophie de l’absolu ne laisse personne indifférent. C’est donc dans le débat que j’ai découvert Hegel en classe de terminale auprès du regretté Ibrahim Touré, disciple du professeur Augustin Kouadio Dibi.

Ibrahim Touré et Augustin Kouadio Dibi, deux amis de l’universel !

Ibrahim Touré enseignait la philosophie au lycée Tiapani de Dabou où j’étais élève. Il avait fait un mémoire de master sur la philosophie de Hegel sous la direction de Augustin Kouadio Dibi. Lors d’un de nos échanges, il me fit savoir qu’il était venu à l’hégélianisme après avoir été ébloui par un exposé qu’en avait fait celui-ci. En terminologie hégélienne, je pourrais dire que Ibrahim Touré a été pour moi le moment de la médiation dans mon parcours philosophique. Auprès de lui, je m’initiais à la pensée de Hegel. Ensemble, nous passions de longues soirées à échanger sur le système et sa complexité. Ce dernier ne se lassait jamais de vanter les mérites de cette philosophie. En tant qu’aîné et ami, il me préparait à la rencontre de celui qui a été son maître. Celui qui était considéré par ses pairs africains comme le fondateur de l’hégélianisme africain : le professeur !

Kouadio Augustin Dibi (1954–2021), enseignant-chercheur à l’université Félix-Houphouët Boigny d’Abidjan.

Ami de l’universel, Augustin Kouadio Dibi était professeur de philosophie à l’université Félix-Houphouët Boigny d’Abidjan en Côte d’Ivoire. Ancien étudiant de l’université de Poitiers, il a été disciple du célèbre hégélien Jacques D’Hondt. Sous la direction de celui-ci, il effectua un mémoire de maîtrise sur «la conception de l’homme dans Être et avoir chez Gabriel Marcel» (1977) et une thèse de philosophie sur «Existence et réflexion dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel» (1979). Après plusieurs années d’enseignement à l’université d’Abidjan, il soutint à nouveau à Poitiers sous la direction de Jacques D’Hondt une thèse de doctorat d’État ès lettres et sciences humaines sur «l’homme selon Hegel» (1987).

Dès les années 1990, ses enseignements font autorité en Afrique. Auprès de lui, plusieurs étudiants africains s’initient à l’idéalisme allemand, à la philosophie de la religion et à l’existentialisme chrétien. Les commentaires et les explications qu’il donnait de la pensée de Hegel ont contribué à le rendre accessible. En présence de ce dernier, on avait l’impression d’être en face d’un de ces sages antiques décrit par Pierre Hadot. La maîtrise de soi et l’humilité dont il faisait preuve étaient vraiment remarquables ! Avoir la «patience du concept» ou «vivre selon le concept» étaient ses leitmotive.

Tel Hegel lors de ses cours à Berlin, il dictait aux étudiants ses cours tout en marchant de long en large le regard plongé dans le lointain. Si mes souvenirs sont exacts, la première fois que j’ai échangé des paroles avec lui, c’était en troisième année de licence. Après son cours introductif sur la pensée de Hegel, je me suis approché de lui et lui fit part de ma passion pour cette philosophie, comment j’avais été initie par Ibrahim Touré. J’en ai profité également pour lui faire savoir que ce dernier avait succombé à une maladie de foie. À cet instant, j’ai pu lire sur son visage une tristesse profonde. Sans perdre son calme habituel et d’un air méditatif, il fit l’éloge du défunt. En bon hégélien, il acceptait peut-être la mort prématurée de son étudiant, mais il aurait voulu comprendre le pourquoi d’une telle nécessité logique !

Rencontre avec Gilles Marmasse

Après ma licence, Augustin Kouadio Dibi du fait de ses nombreuses obligations, m’orienta vers un de ses anciens étudiants : le professeur Thierry Armand Ezoua. Sous la direction de ce dernier, j’ai effectué un mémoire de master sur « le devenir comme unité de l’être et du néant dans la Science de la logique de Hegel » (2018). Après mon master, grâce au professeur Dibi et à mon directeur, j’ai pu rencontrer Gilles Marmasse lors de son séjour en Côte d’Ivoire. Professeur de philosophie à l’université de Poitiers et directeur du laboratoire de Métaphysique allemande et philosophie pratique (MAPP), Gilles Marmasse est lui aussi un lecteur passionné de Hegel. Les traductions et les commentaires qu’il a offerts de sa pensée sont reconnus pour leur qualité et excellence.

La rencontre de cet éminent hégélien a été pour moi un événement décisif. En acceptant de co-diriger mes recherches, il m’offrait au même instant la possibilité de réaliser un rêve qui était celui de découvrir le centre de recherche et de documentation sur Hegel et Marx créé par Jacques D’Hondt. Lieu où les plus éminents hégéliens de ce siècle se sont rassemblés.

L’une des grandes particularités des personnes formées à l’hégélianisme est l’acceptation de l’autre ! En effet, le discours de l’altérité auquel renvoie incessamment Hegel a engendré chez eux le goût de l’universalisme. Augustin Kouadio Dibi pour sa part n’a jamais cessé d’inviter à s’ouvrir à l’universel. Tout en se refusant comme Hegel au formalisme stérile et au subjectivisme abstrait. Il entendait montrer par là qu’il fallait accepter d’épouser le mouvement de la vie dans sa diversité et sa pluralité. Il se proclamait volontiers être ami de l’homme et souhaitait que les autres en fassent autant.

Selon moi, il voulait faire comprendre que l’hégélianisme pouvait apporter quelque chose à ce continent méconnu de Hegel et dont certains propos ont pu choquer ses habitants. Animé d’une préoccupation identique, j’ai nourri l’ambition d’approfondir chez Hegel la question de l’«homme», du «monde» et du «sens» pour en dégager des  perspectives de réflexions pour l’humanité. Et cela à travers une thèse !

Soutenance du mémoire de master de Souleymane Kamara. De gauche à droite, Ezoua Thierry Armand, Souleymane Kamara, Kouadio Augustin Dibi, Kabran Yah.

Penser l’homme et le monde aujourd’hui avec Hegel

Philosopher, c’est tenter de comprendre le monde qui nous entoure, de le saisir par la pensée. Loin d’être un geste fortuit, une telle entreprise a pour avantage d’inscrire l’homme dans le sens, de le réconcilier avec le monde. En effet, les hommes projetés dans le monde constatent que celui-ci est sujet à des bouleversements mortels. Dans l’une de ses premières publications, Hegel notait que lorsque la «puissance d’unification disparaît de la vie des hommes […], alors naît le besoin de la philosophie». Fils d’une époque troublée, notre philosophe a vécu et pensé dans des situations extrêmes de crise. Ce qui à nos yeux fait de sa philosophie un puissant instrument pour penser le devenir des sociétés humaines. D’où le choix de nous approprier sa pensée pour réfléchir sur l’être-au-monde de l’homme actuel !

Très austères et peu accessibles, les textes hégéliens offrent cependant à ceux qui ont la patience et le courage de les consulter progressivement de solides matériaux de réflexion. L’originalité avec laquelle le philosophe traite des sujets considérés de tous comme bien connu y est fascinante. Notre hypothèse de recherche est de montrer que Hegel en posant la nécessité d’appréhender le vrai comme «substance-sujet» spiritualise le monde en faisant de l’homme le berger du Geist.

Ce qui à notre avis fait l’actualité du système hégélien est le fait qu’il a vu le jour dans une époque critique et révolutionnaire. L’effort de Hegel a donc consisté à réfléchir sur la manière de réconcilier l’individu avec son monde. Dans l’optique de déceler dans le monde, l’œuvre de l’esprit, d’y déchiffrer le sens profond de ses actes afin d’offrir à l’homme une connaissance effective de lui-même et du réel, il a inventé une «dialectique idéaliste». Comme méthode privilégiée de réflexion, la dialectique hégélienne n’est cependant intelligible qu’à la lumière de l’«expérience vivante» et du «drame vécu» qui l’ont suscitée.

Grâce à la dialectique, le réel à travers ses oppositions et ses contradictions ne nous demeure plus opaque. Nous sommes en mesure de le penser. L’enjeu majeur de ma thèse est de montrer que les «procédés logiques» conçus par le philosophe berlinois, s’ils sont compris et maîtrisés, peuvent contribuer à nous offrir une maîtrise du réel et des choses. Mieux, ils peuvent nous aider à donner un sens à notre être-au-monde.

Souleymane Kamara est doctorant en troisième année de philosophie à l’université de Poitiers en cotutelle avec l’université Félix-Houphouët Boigny d’Abidjan, codirigée par Gilles Marmasse et Thierry Armand Ezoua.

Cet article a été écrit dans le cadre d’une formation à l’écriture journalistique avec l’École doctorale Humanités et SSTSEG des universités de Poitiers et Limoges.

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