Salade, tomate, oignons

Spectacle de Jean-Christophe Folly, "Salade, tomate, oignons". Photo Virginie Meigné.

Par Manuel Ortiz de Galisteo Luque

Les pièces de théâtre sont écrites pour être représentées. Ce qui a été rendu difficile pendant les périodes de confinement. Alors, quelle autre vie peut-on donner à un spectacle ? Une histoire théâtrale peut-elle prendre d’autres formes ? Qu’est-ce qu’on met dans un kebab ? L’Ire des marges répond à toutes ces questions avec la publication de Salade, tomate, oignons.

Salade, tomate, oignons – Portrait d’Amakoé de Souza est d’abord un spectacle créé en 2019 à la Comédie de Caen par Jean-Christophe Folly. Comédien, formé à l’École Claude Mathieu, il a notamment joué au théâtre sous la direction de Jean-René Lemoine, Marie Ballet, Pascal Tagnati, Nelson Rafaell Madel, Jean Bellorini et Élise Vigier. Il a aussi une carrière au cinéma qui n’est pas négligeable.

En 2017, avec Jennifer Boullier, il crée la compagnie Chajar&Chams dont Salade, tomate, oignons est le premier texte adapté pour le théâtre. Il faisait l’objet d’une tournée en France, mais, pour l’instant, les dates sont reportées au deuxième semestre 2021.

Cette complication a sûrement été l’un des éléments pour publier la pièce aux éditions L’Ire des marges, avec le soutien de l’association Beaumarchais-SACD. Le livre propose deux versions d’un même texte, un récit et son adaptation théâtrale.

Liberté, Égalité, Fraternité ? Non. Salade, tomate, oignons.

Le récit et le texte théâtral montrent l’histoire d’un homme seul qui rencontre une femme, un soir, dans un kebab. Les deux textes font le portrait d’un homme solitaire et de sa compagne : «L’époque où je m’excluais, même sans le vouloir, du monde qui m’avait vu naître.»

Au début du récit, les phrases sont semblables à celles d’une pièce de théâtre. C’est au fil de la lecture que l’on réalise que l’histoire n’est pas tout à fait la même, et qu’elle n’est pas racontée de la même manière. Le récit propose un monologue, c’est l’homme qui raconte et dans la pièce, ce sont trois personnages qui se succèdent ou un personnage qui se transforme (Guy en Lady, puis en Jean Montrouge).

Finalement, ces personnages représentent une génération qui questionne les héritages et les appartenances qu’ils jugent obsolètes. C’est pourquoi, l’auteur oppose la trinité Salade, tomate, oignons qui est plus partagée de nos jours, d’après lui, que celle de la devise nationale.

En lisant Salade, tomate, oignons – Portrait d’Amakoé de Souza, nous découvrons en avant-première ce texte avant que le spectacle ait lieu en Nouvelle-Aquitaine. De la même façon qu’on connaît déjà le texte d’un opéra avant de contempler la représentation.

Jean-Christophe Folly, Salade, tomate, oignons – Portrait d’Amakoé de Souza, L’Ire des Marges, 2021.

Cet article a été rédigé dans le cadre d’une intervention en écriture journalistique auprès des Master 1 Livre et médiations, UFR Lettres et langues de l’université de Poitiers.


Extrait

Guy

Avant avant, il y a eu beaucoup de nuits; avant ce soir-ci, j’ai passé beaucoup, beaucoup de nuits seul; au bout de je sais pas combien de nuits seul, éduqué au parfum de l’horreur, sorti apatride de tous les terroirs, sans illusion, sans regret et sans remords, le désir en roue libre et la peur calée dans mes deux angles morts; avant ce soir-ci, il y a eu beaucoup de nuits, au bout de je sais plus combien de nuits donc, seul donc, le parfum de l’horreur donc, que je respirais à pleins poumons; au bout de toutes ces nuits indomptables seul, les naseaux au bord de la rupture, le plafond photographié dans toute ma tête, le silence, à la veine digéré, sans illusion et sans remords donc, n’attendant plus rien ; il me restait pourtant les sardines, de ces petites sardines grandes comme une phalange et l’on sent, quand on les croque avec les molaires, l’on sent leur petit corps, leur petit squelette, céder sous l’ivoire, j’aurais pu les faire frire, ces satanées sardines, j’aurais pu, avec de la farine blanche et du citron jaune, les faire revenir dans une poêle d’huile d’olive, les rendre rousses et puis les rendre brunes, du sel, du poivre et le tour eût été joué, mais on ne sait pas pourquoi, on ne sait jamais; si on le savait, ça équivaudrait à inspirer consciemment, à expirer consciemment, alors autant ne rien savoir, je ne savais pas pourquoi et je ne sais toujours pas, parce qu’au jour d’aujourd’hui, des sardines frites, j’en salive, mais hier, hier c’est hier, dans le passé, il y a des choses dont on se lasse parce qu’on les a trop eues et l’on en veut d’autres alors on s’aventure et c’est ce que j’ai fait, pourtant il faisait froid mais rien à faire il a fallu que je mette le nez dehors ce soir-ci; parce que c’est ça qui est fou, que ç’ait pu être un autre jour, dans une autre tournure, celle d’un vieux lundi soir par exemple, au bout de je sais pas combien de nuits, j’aurais pu, seul, éduqué au parfum de l’horreur, j’aurais pu bifurquer, oui c’est ça, bifurquer, faire de ma droite ma gauche, de ma gauche ma droite, aux intersections prendre un peu d’allure pour laisser tout ça dans mon dos, ces ennuis, ce tracassier, parce qu’arrivé là-bas, jeté sous les néons, sur le carrelage qui refroidit, arrivé là-bas, que je commandais affamé ma boîte de nuggets en fouillant dans mes poches pour de la monnaie, j’ai tourné la tête, comme cent fois j’ai tourné la tête, comme mille, comme tous les hommes la tournent, pour ne chercher rien, juste se rassurer les cervicales, si ça huile, juste ça; comprendre, si le destin pouvait comprendre que c’est pas parce qu’on tourne la tête à gauche à droite qu’on demande à ce que notre vie soit dissoute, juste ça, si le destin voulait bien comprendre, le reste je m’en charge; au bout de je sais pas combien de nuits, tout ce que j’attendais, c’est les nuggets, c’était un aller-retour, chez moi j’avais tout laissé allumer, une histoire de dix minutes, hop je descends, la boîte de nuggets, hop je remonte, pas plus, dans ma tête c’était ça l’histoire, je me demande même si j’avais pas laissé un peu d’eau chauffer pour qu’à mon retour elle se soit tout juste mise à frémir et que j’y trempe un sachet de verveine, parce qu’à l’époque il faisait frisquet […]

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