Noëlline Castagnez – François Mitterrand ou le mystère de Solutré

Noëlline Castagnez, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université d'Orléans. Photo Eva Avril.

Par Elsa Dorey

Pendant cinquante ans, François Mitterrand a enfilé chaque année ses chaussures de randonnée, sa casquette et son bâton de marche pour s’en aller gravir avec ses proches la roche de Solutré. « Sans rien laisser au hasard », comme il aimait le dire, il a su distiller la bonne dose de mystère pour transformer une agréable promenade familiale en symbole mitterrandien.

À la tribune du colloque de l’université de Poitiers sur François Mitterrand et les territoires organisé à l’Espace Mendès France fin mars 2017, Noëlline Castagnez, historienne à l’université d’Orléans et spécialiste de l’histoire du Parti socialiste, plante le décor. « La roche de Solutré est un superbe escarpement calcaire au profil de sphinx situé au sud de la Bourgogne. Elle surplombe de 484 mètres le vignoble de Pouilly et la vallée de la Saône. » À l’instar de tout personnage politique, François Mitterrand tirait une légitimité de son ancrage territorial. Mais Solutré n’est pas située sur sa terre d’élection, la Nièvre. Alors pourquoi venir chaque année à cet endroit précis ?

Le serment de Solutré

Le rituel de Solutré est resté dans l’ombre jusqu’en 1981. En cherchant bien, l’historienne a déniché une mention de cette escapade annuelle en juin 1973 dans L’Unité, l’hebdomadaire du Parti socialiste dont François Mitterrand était à cette époque le premier secrétaire. « Je reste longtemps à contempler ce spectacle auquel je me suis abonné il y a vingt-huit ans », confie-t-il. Mais il ne dit mot sur les raisons de sa présence.

Même retenue sur TF1 en 1976 : « Cela fait trente ans que j’ai rendez-vous avec ce paysage, je n’y ai jamais manqué depuis 1946. C’est l’histoire d’une vie» Cette histoire, il commence à la raconter aux médias en 1981. Car le 7 juin de cette année-là, Mitterrand n’est plus un simple promeneur. Radios, télés et journaux se bousculent pour rendre compte de la première ascension médiatisée du Président de la République. Au journal télévisé de TF1, Bruno Masure rattache la roche de Solutré au passé résistant de François Mitterrand, en expliquant qu’elle est située « près de Cluny, où il s’était réfugié après sa troisième évasion ». En 1940 en effet, François Mitterrand est fait prisonnier par les Allemands et s’évadera un an après. Il faudra se contenter de cette allusion.

Enfin l’année suivante, Roger Gouze, beau-frère de François Mitterrand, dévoile dans Les Miroirs parallèles la symbolique de cette balade annuelle. Il y raconte que pendant la Seconde Guerre mondiale, ses parents avaient hébergé de nombreux résistants comme Henri Frenay, Berty Albrecht et Morland – le pseudonyme de François Mitterrand. C’est d’ailleurs ainsi que celui-ci aurait rencontré Danielle Gouze, la sœur de Roger Gouze, avec qui il se mariera par la suite. En avril 1946, ils se retrouvent dans la maison familiale à Cluny et ils entreprennent l’ascension de l’escarpement calcaire. Roger Gouze déclare : « Nous y fîmes ce que nous nommons aujourd’hui avec un humour attendri “le Serment de Solutré” selon lequel nous nous retrouverions, les trois enfants Gouze, leurs alliés et leurs amis, tous les ans à Pâques. Nous n’y avons jamais failli. »

 30 septembre 1976, 02min 48s, François Mitterrand explique les raisons qui l’amènent à faire chaque année une escalade de la Roche de Solutré.

 Un passé recomposé

Chaque année, les journalistes utilisèrent les mêmes formules, déformant au passage la réalité : « fidèle à une promesse faite à des amis sous la Résistance », « un vœu qu’il avait fait pendant l’Occupation »… Selon Noëlline Castagnez, cette erreur n’est pas due au hasard. « Au lendemain de la guerre, François Mitterrand veut éviter que la mémoire de la Résistance soit monopolisée par les communistes et les gaullistes. » Elle rappelle également que François Mitterrand doit faire oublier son ralliement à Vichy qui lui valut d’être décoré en 1943 de la francisque, une marque spéciale d’estime du maréchal Pétain. En effet, le futur chef de l’État travailla pendant l’année 1942 à la Légion française des combattants et des volontaires de la révolution nationale, puis au Commissariat au reclassement des prisonniers de guerre, avant de démissionner et de rejoindre la Résistance.

Pourtant, lorsque l’affaire Bousquet éclate, François Mitterrand ne jouera pas la carte Solutré pour se défendre. « Le message de Solutré est complexe, et sa principale portée symbolique était sans doute ailleurs », avance Noëlline Castagnez. Il déclarait vouloir « donner au temps sa densité » en y allant. « De là, expliquait-il, j’aperçois mieux ce qui va, ce qui vient et surtout ce qui ne bouge pas» D’ailleurs, le 23 mai 1983 au journal télé Midi 2, le journaliste Pierre Allain assure que « c’est un Président au-dessus de la mêlée et serein qui s’est présenté aux journalistes ». Il souligne la « force tranquille » incarnée par le Président. « Il voulait montrer que la simplicité faite homme », décrypte Noëlline Castagnez.

 14 mai 1989, 01min 53s, Confidences et conférence de presse de François Mitterrand lors de l’ascension de la Roche de Solutré.

Des références bibliques et mythologiques

Peu à peu, cette ascension devient une signature Mitterrand et lui permet de personnaliser le parti et le pouvoir. Il se mue en véritable rite présidentiel. « La périodicité annuelle, la date religieuse, sa stricte observance, le serment en 1946, la présence des “fidèles”, tous ces éléments expliquent qu’une fois rendu public, le rituel soit qualifié invariablement par les médias de pèlerinage », souligne l’historienne.

Sans compter que la forme de la roche de Solutré elle-même fut comparée à celle du sphinx. « Voulue ou non, la référence au mythe grec du monstre poseur d’énigmes indéchiffrables résonne étrangement avec la personnalité secrète de Mitterrand », ajoute-t-elle. Le sociologue Denis Fleurdorge ira même jusqu’à parler d’une « hiérophanie républicaine » car ce lieu que l’on gravit permet au président de s’exhiber, de faire des annonces et des confidences aux auditeurs, puis de disparaître, telle une apparition sacrée (Lorsque le président paraît, Imago, 2012). Les conférences de presse « improvisées » sont d’ailleurs qualifiées par certains « d’oracles ». Et puis il y a la date, Pâques, et ensuite la Pentecôte. « Choisir ce jour-là pour converser avec les journalistes n’est certainement pas sans signification », souligne l’historienne.

 03 juin 1990, 02min 28s, le pèlerinage et la promesse faite à la Roche de Solutré.

Une simple promenade familiale

Venu témoigner pendant le colloque, Gilbert Mitterrand, le fils cadet de l’ancien président, n’a pas vécu les choses ainsi. « L’origine de Solutré est uniquement familiale. Il n’y a pas du tout de recherche de résistancialisation. » Lors de la Seconde Guerre mondiale, les parents de Danielle Gouze, enseignants à Villefranche-sur-Saône, à côté de Lyon, sont révoqués de leurs fonctions pour avoir refusé de donner les noms des enfants et professeurs juifs. Ils se réfugient à Cluny, y passent la guerre et hébergent effectivement des résistants. Présent chaque année aux côtés de son père, Gilbert Mitterrand explique que Roger Gouze était un littéraire. François Mitterrand et lui échangeaient beaucoup sur le sujet. « Mon oncle lui a fait découvrir mètre par mètre le pays de Lamartine : le château de Saint-Point, les sentiers lamartiniens, les châteaux où il avait une maîtresse…  Cette balade se terminait par la roche de Solutré. »

Gilbert Mitterrand met en garde l’auditoire contre « les explications anachroniques d’évènements qui n’étaient pas dans ce jus-là avant que les communicants s’en emparent » et revient sur le choix de la date. « Pourquoi la Pentecôte ? Parce qu’il fallait bien que les enfants soient en vacances ! À Noël, il fait froid, en été, chacun part dans son coin. À la Toussaint, il fait mauvais, donc ce rendez-vous tombait forcément au printemps. À Pâques, il pleuvait tout le temps. Donc un jour, on a décidé de se retrouver à la Pentecôte. » Les autres interprétations sur le changement de date et ce pèlerinage « n’ont rien à voir, d’ailleurs le mot est mal choisi », tranche-t-il. « François Mitterrand était partout, c’était un nomade. Quand est-ce qu’il avait le temps de retrouver sa famille ou ses amis ? Et comment était-il sûr que nous étions disponibles ? Nous avions des rendez-vous fixes auxquels nous nous engagions à être fidèles. »

Overdose médiatique

Mais effectuer l’ascension avec un Président de la République peut être pesant pour sa famille. « Faites un jour la roche de Solutré. Là-haut, il ne faut pas trop se bousculer et regarder où on met les pieds. Avec une forêt de journalistes, c’est dangereux. » Les amis de toujours – Georges Beauchamp, Patrice Pelat, Georges Dayan, Roger Hanin – font régulièrement partie de la troupe de marcheurs, ainsi que des politiques – Marie-Thérèse Eyquem, Charles Hernu, Georges Fillioud, Joseph Franceschi, Jack Lang – et même son chauffeur, Pierre Tourlier.

C’était une grande faveur de la part de Mitterrand de faire partie de son cercle restreint de Solutré. Dans Conduite à gauche. Mémoires du chauffeur de François Mitterrand (Denoël, 2000), Pierre Tourlier raconte : « Je me souviens qu’au creux de la vague, dans les années 1970, nous étions fort peu nombreux, seuls huit ou neuf fidèles. Puis quand est venu le temps des conquêtes et des victoires, sont arrivés derrière Mitterrand les nouveaux amis, les courtisans et les quémandeurs en tout genre. » Le fils de François Mitterrand se souvient de cette époque avec un peu d’amertume. « Quand il y a des caméras, il y a toujours des gens qui aiment être devant et la famille disparaissait, reléguée derrière» D’ailleurs, Gilbert Mitterrand faisait l’ascension une heure avant en famille. « Parce qu’on en avait marre de ce cirque. C’était dénaturé. Lui ne pouvait pas y échapper et le regrettait. »

Malgré tout, pendant dix ans, les journalistes sont les bienvenus. Mais en 1991, François Mitterrand prétexte d’éviter des manifestants hostiles au tracé du TGV et joue à cache-cache avec les journalistes. Il gravit la roche le lundi aux aurores. « Il commençait à ne pas savoir s’il allait pouvoir la monter et voulait s’épargner un malaise en direct, concède Gilbert Mitterrand. Peut-être aussi que la vox familia avait fini par lui faire comprendre qu’on regrettait le temps d’avant. Comme il ne savait pas ce qu’il en serait du temps d’après, il a peut-être voulu revenir à l’esprit de cette balade»

 

 04 juin 1995, 01min 50s, 50e ascension de la Roche de Solutré par François Mitterrand.

Lieu de “culte” posthume

François Mitterrand est opéré de son cancer de la prostate en 1992. La famille décide de contourner la presse en escaladant la roche de Vergisson, située juste à côté. « Ce n’était pas très respectueux des médias, en rigole encore Gilbert Mitterrand, ils attendaient tous en haut de la roche de Solutré et ils étaient furieux» Il se cachera ainsi des médias jusqu’en 1994. L’année suivante, lors de son dernier rendez-vous avec la roche, il ne fait que quelques pas.            

Le site de Solutré, dont la notoriété a grandi à chaque visite du président, recevait 12 000 visiteurs par an en 2000. Il fut labellisé grand site de France en 2013 de manière à le protéger de la surfréquentation touristique. C’est maintenant un lieu de mémoire et de culte posthume. Beaucoup d’admirateurs et de militants viennent faire la balade et dépose des fleurs au sommet. Gilbert Mitterrand revient tous les ans avec son cousin Michel Gouze et leurs descendants. « Cela fait soixante-dix ans que ça dure» Ironie de l’histoire, ils y ont même retrouvé « certains de ces journalistes si envahissants à l’époque qui reviennent faire à leur tour cette promenade. Ils ont dû découvrir les charmes et la beauté de cette évasion. »

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