Mohammed Bennis – D’ivresse et d’extase

Mohammed Bennis avec Bernard Noël en 2017.

Entretien par Anaëlle Quiertant

« J’ai cru que l’ivresse allait me séduire mais je découvris que c’était moi qui séduisais l’ivresse. » Ce vers de Mohammed Bennis est tiré de Vin, recueil de poèmes traduits de l’arabe en collaboration avec Mostafa Nissabouri. Bernard Noël, poète avec qui il travaille depuis de nombreuses années, a écrit la préface, tandis que Claude Esteban signe la postface. Le poète marocain signe un ouvrage dans lequel il dialogue avec l’universel, dévoilant toute la puissance de la langue arabe.

L’Actualité. – Bernard Noël a préfacé le recueil Vin, vous avez traduit certains de ses ouvrages et il a traduit certains des vôtres. Comment avez-vous commencé à travailler avec lui ?

Mohammed Bennis. - J’ai découvert la poésie de Bernard Noël dans les années 1980 en lisant Le même nom. C’était une découverte fascinante pour moi. À cette époque, je cherchais un poète français contemporain, avec qui je pourrais partager une vision moderne de la poésie et dont l’expérience réside aux confins de l’interrogation sur l’écriture. Ce recueil de Bernard a satisfait ma curiosité et m’a conduit vers lui sans hésitation. En 1989, à l’occasion de la rencontre de poètes français et arabes, au Yémen, nous avions, Bernard et moi, fait connaissance. Ma traduction et publication en arabe de ce recueil lui a fait plaisir et, petit à petit, il s’est intéressé, de sa part, à ma poésie. Depuis cette rencontre, notre travail en commun s’est développé. Ensemble, nous nous sommes lancés dans une aventure ininterrompue de traductions réciproques. J’ai eu le bonheur de traduire une anthologie poétique de lui et, sans tarder, il m’a poussé à traduire en commun mon recueil Le Don du vide (paru en 1999). Nous avons maintenant traduit et publié plusieurs ouvrages dans les deux langues. Grâce à cette réciprocité, notre amitié s’est consolidée et notre relation est devenue synonyme d’une fraternité poétique. Il me semble que notre collaboration, avec Isabella Checcaglini, dans la réalisation d’une publication bilingue (en français et en arabe) de Un coup de Dés de Stéphane Mallarmé, est le signe de notre attention au dialogue entre nos deux cultures que nous avons suivi avec passion.

Qu’est-ce que la modernité poétique ? Pourquoi est-ce important pour vous de moderniser la langue arabe ?

Ces deux questions sont à la fois importantes et significatives. En ce qui concerne la modernité poétique, je dirais que le patrimoine poétique arabe ancestral était pour moi une source qui m’a rendu facile la découverte de la tradition, mais les œuvres des cultures modernes m’ont permis de m’ouvrir à la poésie occidentale et ses aventures qui touchent à notre vie moderne. Chacun de ces deux trésors illumine l’autre. Tout au début, j’étais conscient qu’il fallait connaître les chemins secrets de la poésie moderne sans perdre ma propre mémoire poétique. C’est pourquoi la modernité est devenue pour moi une quête patiente d’idées nouvelles, une modernité à construire au seuils de la tradition arabe et de la poésie moderne occidentale. Il s’agit d’une modernité en mouvement, qui fait de l’interrogation une boussole dans l’exploration du sens de la langue, du corps et du monde.

Une telle modernité en mouvement ne serait possible que dans la perspective d’un travail en profondeur sur la modernisation de la langue arabe. Notre culture, qui souffre de la domination du fanatisme religieux, demande une vision libératrice. La modernisation de la langue est l’un des éléments fondateurs de cette vision. Fuir l’arabe, l’abandonner, pour écrire en d’autres langues étrangères, ne mène qu’aux risques de laisser le champs libre aux fondamentalistes et permet de faire durer leur confiscation de notre belle langue. En revanche, l’écriture en arabe est une pratique critique, qui implique le corps dans l’aventure de donner sens à notre vie et à notre mort. Il s’agit d’un corps qui se nourrit des traces de lectures mais aussi des réminiscences de voix lointaines. Par cette démarche, je ne fais que suivre l’expérience de la culture occidentale moderne en France, comme en Allemagne ou en Italie. Loin de toute ambiguïté, je répète : oui, il est urgent de continuer à moderniser la langue arabe pour la libérer et lui donner la chance d’être dans le monde et avec le monde.

Comment vous est venue l’idée du recueil Vin ?

C’était une révélation que j’avais reçue de la sensibilité quand nous étions, Bernard Noël et moi, au milieu des années 1990, invités par Sylviane Sambor, alors directrice du « Carrefour des livres » à Bordeaux. Un jour, dans un musée moderne, elle, connaisseuse des vins de Bordeaux, nous a proposé de boire un petit vin. En tenant subtilement le vers entre mes doigts, je ne sais comment la couleur rouge de ce vin dans le verre avait une lumière singulière. J’étais touché par cette lumière, moi qui avais pris l’habitude d’évaluer le vin par la qualité de son rouge rubis. Le degré de sa lumière et de sa transparence me renseigne sur sa pureté. Ce petit vin de Bordeaux m’a ébloui, alors que mon regard restait accroché au verre. Je respirais cette belle couleur. Et, silencieusement, j’ai bu la première gorgée. Sans bouger ni rien dire, j’ai regardé encore le rouge rubis. Avec la deuxième gorgée, j’ai ressenti un air de fraîcheur traverser ma poitrine. Silence. Ce vin me procure une joie intérieure. Joie de vivre. Joie de boire un très bon vin, unique dans sa splendeur. À l’insu de tous, j’ai levé mon vers et dit à voix haute : j’écrirai un recueil qui portera le titre de Vin et il sera ma manière de saluer le vin de Bordeaux. Bernard m’a dit : peut-être que ce titre est confus, parce qu’on va croire qu’il s’agit du nombre vingt. Je lui ai répondu : personne ne s’y trompera une fois que le mot est écrit. En arabe, ce mot ne désigne pas le nombre. La poésie arabe lui a, par ailleurs, donné ses lettres de noblesse à travers les âges. Poètes et mystiques ont écrit à son sujet une poésie illuminée par le mystère. Je vais les suivre tout en étant moi, de notre temps.

En annonçant mon désir, je ne savais pas exactement ce que j’allais écrire. Par ces paroles, mon annonce avait franchi les barrières et s’était transformée en une déclaration qui ne concerne que moi. Heureusement que je n’avais pas tardé à écrire. J’ai commencé par un hymne au vin « Qu’il soit ». Dans le grand silence, qui a duré presque trois ans, le vin m’a accompagné dans la quête du beau et de l’inconnu. Deux suites de chants, et le recueil se clôture par « Révélation », un chant d’ivresse et d’extase.

Vin est un recueil sur lequel je n’aurais jamais pensé écrire. Mais la révélation que j’avais reçue m’avait orienté à célébrer le vin, création humaine destinée au bonheur de l’être humain. Chant infini pour une vie ouverte au bonheur d’être vivant.

Mohammed Bennis, Vin, éditions de L’Escampette, 144 pages, 2020, 16 €

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