Marc Deneyer – Retour sur une aventure photographique

Saint-Julien-l'Ars (Vienne), été 1986. Meule de paille à la tombée du jour.

Entretien Jean-Luc Terradillos

 

Marc Deneyer a participé à une mission photographique devenue mythique, celle de la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) qui a sollicité vingt-huit grands photographes dans les années 1980 afin de « recréer une culture du paysage ». Cette expérience a servi de socle à beaucoup d’autres missions photographiques. C’est à ce titre que Marc Deneyer participe à l’exposition de la Bibliothèque nationale de France intitulée « Paysages français. Une aventure photographique 1984–2017 » (jusqu’au 4 février 2018), organisée par Raphaële Bertho et Héloïse Conésa. Plus de cent soixante photographes et un millier de clichés sont réunis dans cette exposition qui propose une « expérience du paysage », où se mêlent à la fois histoire du regard et histoire du pays, mutations physiques et choix esthétiques.

Pour toutes ces raisons, nous avons sollicité le témoignage de Marc Deneyer qui, rappelons-le, est le premier photographe à nous avoir fait confiance. Grâce son talent, L’Actualité a effectué un considérable saut qualitatif.

 

L’Actualité. – Comment avez-vous été sollicité par la mission photographique de la Datar ?

Marc Deneyer. – En fait, je n’ai pas été sollicité. La mission avait commencé au printemps 1984, une quinzaine de collègues travaillaient déjà. En 1986, quelqu’un m’a conseillé de montrer mon travail à François Hers qui est l’initiateur, avec Bernard Latarget, de cette mission. Je suis allé le voir. Il hésitait puis il m’a dit : j’ai envie de te donner tes chances, continue ton travail personnel. Je n’ai reçu aucune consigne particulière, si ce n’est de photographier le paysage en Poitou-Charentes avec possibilité de déborder jusqu’à Nantes. Je ne sais pas très bien ce qui a déclenché le fait qu’on m’a dit oui, et non à d’autres.

Vers Loudun (Vienne), été 1986. Un monument, une sculpture, une présence dans le paysage.
Lussac-les-Châteaux (Vienne), été 1986. Une pile du pont de l’ancien château de Lussac. Cette pile comme les paillés marque le paysage d’une présence forte comme un totem, une stèle…

Quelles photos avez-vous montré à François Hers ?

Je n’avais pas grand-chose sous la main. En effet, ma première photo – celle que je tiens pour telle – date de 1982. J’avais fait une série sur la forêt de Soignes, en Belgique, puis j’ai photographié les meules de paille, aussi bien le jour que la nuit, près de chez moi dans la Vienne. J’ai dit à François Hers que j’allais poursuivre cette série sur les meules de paille et travailler sur les stockages industriels. À la même époque, je venais d’être accepté à la galerie Michèle Chomette. Tout cela est venu très vite, sans beaucoup d’effort. Elle m’a organisé deux expositions mais comme elle ne vendait pas suffisamment mes photos elle m’a remercié deux ans plus tard. Cela m’a fait connaître un certain nombre de collègues dont Werner Hannappel qui travaillait aussi pour la mission de la Datar. Ce photographe allemand m’a beaucoup influencé. Il photographiait des paysages uniquement, à la chambre en noir et blanc Il y avait quelque chose dans son travail de l’ordre d’une simplification qui m’intéressait beaucoup.

Plaine du Loudunais (Vienne), été 1986. Un paquebot sur l’océan calme des moissons.

Cette mission réunissait des photographes aux styles différents. Avec lesquels aviez-vous le plus d’affinités ?

Hormis Werner Hannappel que je viens de citer, j’avais des atomes crochus avec Gilbert Fastenaekens ; j’étais touché par l’atmosphère de ses grands paysages nocturnes, des usines principalement, même si je n’aimais pas trop le sujet. Il y avait aussi Gabriele Basilico, les paysages plus romantiques, plus habités de Pierre de Fenoÿl, le travail plus esthétique de Vincent Monthiers, la découverte de Frank Gohlke qui photographiait de grands paysages très larges mais pas spectaculaires du tout et dans lesquels il y avait toujours un élément un peu perturbant – il s’intéressait aussi aux petits jardins. Chez Sophie Ristelhueber, c’est le rabattement de perspective qui m’attirait. En effet, le paysage est photographié au téléobjectif, découpé comme un tableau. Je voyais cela comme la possibilité d’introduire l’idée de la peinture dans le travail.

Vers Civaux (Vienne), automne 1986. Ensilage de maïs. Un de ces stockages agricoles qui m’avait séduit par son originalité.

Y a‑t-il une esthétique à ce moment-là chez les photographes de paysage en NB ?

Oui. Tous ceux qui travaillent comme je l’aimais à l’époque sont passés par l’école de paysage américaine, la chambre technique, le zone system plus ou moins bien suivi. Il y a quand même une esthétique… disons Ansel Adams revisité. On était tous d’accord pour dire qu’on ne pouvait faire du Ansel Adams, dont les images semblent trop parfaites. Mais d’un autre côté on était quand même marqués par ce noir et blanc, cette façon de traiter des noirs profonds, de vouloir des détails aussi bien dans les hautes lumières que dans les basses lumières. Pour ma part, je travaillais avec des films de très faible sensibilité, 50 ISO (Agfapan) plus rarement 100 ISO, afin d’obtenir le plus de netteté possible et une absence de grain.

Le zone system a été inventé par Ansel Adams. C’est une manière d’appréhender la photographie dans sa totalité, depuis le moment où l’on doit déterminer la sensibilité exacte du film, parce que la sensibilité nominale est déterminée en labo et ne correspond pas au terrain, puis déterminer la précision de l’obturateur puis de l’agrandisseur puis du papier, etc. L’étalonnage est donc très long mais il permet de savoir exactement au moment de la prise de vue ce que l’on va obtenir sur le tirage final. Le zone system m’a été enseigné en Belgique par le photographe Jacques Vilet. Ensuite j’ai fait un stage avec Serge Gal dans le midi de la France. Jacques Vilet donnait aussi des cours d’histoire de la photographie. Ainsi j’ai vu énormément de choses, Lee Friedlander, Paul Caponigro, Harry Callahan par exemple. Quand je revois les photos de rosiers dans mon jardin, avec ces gris un peu nacrés, c’est à Friedlander que je les dois.

Saint-Julien-l’Ars (Vienne), 1989. Cette photographie introduit le flou et le mélange des matières flou/net inspiré de certaines photographies de fleurs de Lee Friedlander découvertes à l’époque.

Cette esthétique est-elle toujours en vogue ?

Aujourd’hui on ne fait plus des paysages comme ça. Même si certains continuent…

À un moment, il faut changer parce qu’à force de parcourir la nature, on voit les choses différemment. Parfois, c’est l’envie d’un peu plus de douceur, ou de davantage de contraste, à un autre moment la chambre pèse trop lourd et c’est usant de passer des journées entières à marcher aussi lourdement chargé sans faire une seule photo. Parce ce que ça ne vient pas.

 

Ça ne vient pas à cause du cadre, de la lumière ?

C’est à l’intérieur que ça ne vient pas. Je me rends bien compte que certains jours même avec des lumières détestables comme aujourd’hui, un gris plombé, je finis quand même par faire quelques photographies. Alors que des jours où la lumière serait une belle lumière du soir, je tourne en rond…

 

Comment arpenter le paysage ? En voiture, à pied ?

Je marche beaucoup mais je ne suis pas un photographe marcheur. La marche me sert à tourner autour des choses.

Je ne fais pas de repérage. Je roule en voiture, je regarde. Je m’arrête dès que je vois un signe, comme une présence dans le paysage, que ce soit un élément naturel ou architectural. Je me sers toujours de l’objet et de la lumière comme ils se présentent. Si la lumière n’est pas satisfaisante, je ne vais pas revenir le lendemain à une heure plus propice, sauf pour des cas de force majeure.

 

Les paysages peuvent paraître assez monotones en Poitou-Charentes. Comment choisir d’aller à tel endroit plutôt qu’à tel autre ?

J’ai l’impression que cette envie de peinture, que ce soit aujourd’hui ou même avant, régit les perspectives du résultat final. Quand j’ai envie d’aller quelque part ou quand je me promène, même si je ne m’en rends pas compte, il y a toujours cette idée d’un champ pictural ou graphique, d’un dessin ou de quelque chose de cet ordre-là qui fait que je vais être plus ou moins attiré, même si la lumière n’est pas bonne. Il y a quelque chose de l’ordre de la composition, des éléments qui se mettent en place, du rythme aussi beaucoup – c’est l’influence de la musique – qui fait que je vais aller à tel endroit plutôt qu’à tel autre. C’est très difficile à déterminer. J’ai fait parfois des centaines de kilomètres sans même m’arrêter.

Bonnes (Vienne), été1986. Une trace inattendue au sol mise en scène grâce à la vision frontale et au cadrage centré.

Comment cette mission de la Datar vous a‑t-elle fait progresser ?

Il m’est difficile de séparer de ce qui est avant et de ce qui est un peu après la mission de la Datar. Avant, je photographiais les meules de paille près de chez moi. Mon périmètre s’est un peu agrandi avec la mission de la Datar mais étant donné que le Poitou-Charentes n’est pas un territoire montagneux, spectaculaire, j’étais obligé de faire preuve d’imagination.

Ce qui fut pour moi déterminant c’était de faire quelque chose avec rien. Si c’était épatant avec la Datar, ce le fut davantage dans la mission suivante, les Quatre saisons du territoire de Belfort (1987–1991).

Le Poitou-Charentes est assez vaste pour qu’on repère ici ou là un accident de terrain mais pas à Belfort. Dix photographes se partageaient un territoire de cent une communes. À part celui d’entre nous qui avait le Ballon d’Alsace sur son territoire, pour les autres il ne restait que morne plaine et quelques lotissements. Donc il a fallu tout inventer. Une expérience fantastique pour moi, une révélation. Il fallait vraiment observer le paysage dans les moindres détails. Un chemin, des traces de roues, un rayon de soleil, un petit arbre tordu, un petit ruisseau qui se meurt dans un champ, une flaque d’eau, c’était terrible, d’une difficulté monumentale. Ça s’est répété au printemps, en été, en automne, en hiver… Chaque année, un mois à chaque saison.

En revanche, on dormait tous dans le même hôtel, donc tous les soirs on parlait de notre journée, des difficultés rencontrées, de notre lassitude parce qu’on avait l’impression de ne pas avancer. Ces discussions étaient très profitables, très constructives.

Après coup je me rends compte que c’est ça qui m’a appris le fond du métier. C’était déjà un peu le cas lors de la mission la Datar mais je ne m’en rendais pas compte. J’étais trop conditionné par ce que j’avais en tête, j’étais un peu raide. Alors qu’à Belfort il a fallu puiser au plus profond de soi et lâcher prise. C’est à partir de ces deux missions que j’ai appris un certain nombre de choses me concernant.

Ménoncourt (Territoire de Belfort), 1989. Automne à Ménoncourt. Grandeur et solitude dans le paysage.

Felon (Territoire de Belfort), 1987. Comment le ciel, acteur majeur du paysage, vient au secours d’une photographie de paysage bien modeste.

Chambre japonaise Wista 45D en cerisier

Toutes les photographies réalisées pour la mission de la Datar et pour la mission de Belfort (sauf pour celle-ci une partie des photographies pendant la saison d’hiver faites au format 6 x 6 cm) ont été réalisées à la chambre technique 4 x 5 pouces sur film noir et blanc de faible sensibilité (Agfapan, Ilford). Chambre japonaise Wista 45D en cerisier modifiée par le Studio Zone VI + une vingtaine de châssis 4 x 5 + spotmètre Pentax + voile noir, etc. L’appareil est toujours posé sur trépied pour profiter au mieux de la qualité de netteté des plans-films. Le matériel assez lourd implique une approche plutôt contemplative du paysage et… un investissement physique important lors des longues journées de prise de vues.

Paysages français

« Paysages français. Une aventure photographique 1984–2017 » à la BnF jusqu’au 4 février 2018. Publication d’un grand volume de 292 pages, 270 reproductions (49,90 €), avec des textes de Raphaële Bertho (maîtresse de conférences à l’université François-Rabelais de Tours) et Héloïse Conésa (conservatrice du patrimoine à la BnF), Bruce Bégout (écrivain, philosophe, maître de conférences à l’université Bordeaux-Montaigne), et l’écrivain François Bon.

https://www.marcdeneyer.com/

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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