L’écriture géorgienne

7) Lettrine « თ (Th) » Interprété par le calligraphe moderne, Giorgi Sisauri.

Par Tamari Sitchinava

Les écritures araméenne, hiéroglyphique, grecque ou latine sont les plus courantes dans la culture occidentale. Mais au bord de la Mer Noire, il est un petit pays, qui a fixé sa propre histoire avec sa propre écriture : la Géorgie. 

Que connaît-on réellement de l’histoire de ce petit pays? Jusqu’au xixe siècle, il a connu de nombreuses vicissitudes politiques, successions d’apogées et de déclins, puis il s’est trouvé assujetti à l’empire russe. Il a alors été considéré comme une province de cet empire. À la chute du Tsar, devenu République de Géorgie, il a connu l’indépendance entre 1918 et 1921.

Par la suite, il a été annexé par la Russie, communiste cette fois. Il a été depuis lors une république soviétique au sein de l’URSS jusqu’en 1991, date à laquelle a été à nouveau déclarée l’indépendance.

Des traces d’écriture dans la Géorgie antique

Illustrons la grande ancienneté de ce pays. La mythologie  grecque nous rapporte l’expédition des Argonautes vers la Colchide, pour conquérir  la Toison d’or. Cette région n’est autre que la partie occidentale de l’actuelle Géorgie. Pour certains auteurs grecs comme Paléphatos (ive ou iiie siècle av. J.-C.) la Toison d’or était une peau de bélier sur laquelle était écrit le secret alchimique de la transmutation des métaux en or. Une idée semblable se trouve chez Jean d’Antioche au viie siècle ainsi que dans le dictionnaire de Suidas au xe siècle. Cette légende séduisante ferait ainsi état d’une première trace d’écriture dans la région.

Inscriptions géorgiennes en Mrglovani(Asomtavruli), début de ve siècle. Retrouvé en Palestine près de Bir el Qutt, dans le monastère géorgien. Conservé au musée du Studium Biblicum Franciscanum à Jérusalem. Photo Besik Khurtsilava.

Pendant toute l’Antiquité, la Géorgie était un lieu de passage et de brassage de peuples et de cultures. Des traces d’écritures différentes, grec ancien, araméen, hébreu, sont attestées dans cette région depuis le vie siècle av. J‑C. sur des différents objets de la vie quotidienne (Vani, Géorgie), sur des monnaies antiques (Saukhoumi, Géorgie), sur des inscriptions. Ceci nous montre que les populations autochtones maîtrisaient plusieurs langues.

En 1940, à Armaze, cité historique au nord-ouest de Mtskheta (ville de Géorgie actuelle, ancienne capitale du royaume géorgien, l’Iberie), a été mise au jour une épitaphe datée du iie siècle ap. J‑C. connue comme «la stèle de Serapit» qui présente un texte en deux langues : grec ancien et araméen. Cette stèle nous fournit de précieux renseignements sur l’environnement culturel des personnages historiques qu’elle présente.

Premières inscriptions géorgiennes

En ce qui concerne les premières traces de l’écriture proprement géorgienne, on les trouve à partir du ve siècle ap. J.-C. La plus ancienne, datée du début du Ve siècle, a été mise au jour par l’archéologue italien Virgilio Canio Corbo en 1952 au cours d’une campagne de fouilles près de Bir el Qutt, dans le désert de Judée. Il s’agit d’inscriptions écrites sur des mosaïques utilisant l’écriture géorgienne qui ont été trouvées dans le monastère géorgien de Saint-Théodore. Les études linguistiques de ces inscriptions et les personnages historiques géorgiens mentionnés permettent de dater cette écriture de façon relativement précise.

Inscription sur la basilique de Sion de Bolnissi (ville située en Géorgie), daté de 494. Écriture faite en Mrglovani (Asomtavruli).

Mais la première inscription géorgienne retrouvée sur le sol géorgien est dans la cathédrale de Bolnisis Sioni datée de la fin de ve siècle en 494. La mention de noms propres permet de dater avec une grande précision la rédaction de ce texte.

La perfection stylistique de ce texte est telle que les linguistes pensent que ce n’est assurément pas un des textes les plus anciens. En outre, il existe d’autres monuments conservant l’écriture géorgienne, comme des inscriptions Mtskheta, datées des ve-viie siècles, également des textes évangéliques, les palimpsestes de même époque, etc. Ils sont conservés dans les collections universitaires d’Oxford, de Cambridge et de Grazia. À Paris, environ 32 manuscrits géorgiens sont conservés dans la collection de manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale de France.

Le système alphabétique et les étapes transformation

On distingue trois grands états dans l’écriture géorgienne. Le tout premier est l’Asomtavrouli, aussi appelée Mrglovani, que l’on trouve dans les inscriptions à partir du ve siècle. Le second, Nouskhouri, ou Nouskha-Khoucouri, vers les ix-xe siècles. Enfin celui qui est pratiqué depuis vers le xie siècle jusqu’à nos jours : Mkhedrouli. Les datations ne peuvent être qu’approximatives et, bien entendu, une époque a pu se prolonger sur la suivante.

À partir du xie siècle, les trois types d’alphabets ont cohabité. Le Mkhédruli était employé pour les affaires civiles, et le Nouskhuri était utilisé pour les affaires ecclésiastiques et la traduction des Écritures. L’Asomtavrouli a été réservé à des effets ornementaux pour les initiales, les titres ou pour les lettrines ornées.

À partir de la fin du xixe, c’est le Mkhedruli qui a pris la place dominante et qui est toujours utilisé de façon courante. La calligraphie géorgienne, très développée dans le pays, est toujours basée sur les trois types d’alphabet géorgien. Dans l’état actuel, l’alphabet géorgien Mkhedruli comporte : 33 lettres (5 voyelles et 28 consonnes). Il s’écrit de gauche à droite. C’est une écriture unicamérale. Chaque lettre correspond à un son et il est de ce fait très efficace. Phonétiquement, l’alphabet géorgien a très peu changé depuis sa création, ce qui montre sa stabilité et son conservatisme.

La naissance de l’alphabet géorgien

Il est très difficile de définir avec précision les origines de l’alphabet  géorgien. Il existe plusieurs hypothèses qui pourraient en expliquer la naissance. Le chroniqueur et historien géorgien du xie siècle, Leonti Mroveli, en attribue la création à Pharnavaz Ier, fondateur du royaume d’Ibérie, vers le début de iiie siècle av. J.-C. Mais en l’absence de source historique, cette hypothèse, proche de la légende, n’est scientifiquement pas prouvable.

Fragments du lectionnaire Xanmeti et d’Iadgari par Jean-Zosime, manuscrit géorgien ; viie et xe siècle ; Bibliothèque nationale de France.

Il faudrait aussi mentionner la théorie qui voudrait en attribuer la création au moine arménien Mesteup, considéré comme le créateur de l’ancien arménien. Mais il semble peu probable qu’un homme qui ne parlait pas la langue géorgienne (son biographe l’atteste) ait pu créer pour elle un alphabet.

Selon une autre théorie soutenue par plusieurs linguistes géorgiens au xxe siècle, l’alphabet géorgien aurait été créé à l’image de l’alphabet grec, tout en faisant une création nationale originale. Quelques historiens cherchent les racines plus loin dans l’histoire et le rattachent à l’alphabet araméen ou même directement au phénicien. Mais leurs arguments sont pour l’instant assez faibles.

Au xixe siècle un universitaire français, Marie-Félicité Brosset apporte une grande contribution à l’étude et à la vulgarisation de l’écriture et de la littérature géorgiennes. Il convient également de noter que le linguiste, spécialiste du Caucase  contemporain, Bernard Outtier,  écarte l’opinion émise par les Arméniens sur les origines alphabet  géorgien.

Ce bref aperçu montre que les lettres de l’alphabet géorgien ont subi de grands changements au cours de leur développement. L’alphabet d’aujourd’hui n’est pas exactement le même que celui à partir duquel il a été créé. Les anciens et les nouveaux graphismes sont si différents les uns des autres qu’ils  pourraient sembler appartenir à des peuples différents. Mais il est incontestable que le nouvel alphabet géorgien a été adopté à la suite du développement de l’ancien.

L’évangile de Mokvi, manuscrit enluminé du xiiie siècle. L’écriture Nuskhuri est richement ornée de miniatures et de lettrines en Mrglovani. Conservé au Centre national des manuscrits à Tbilissi, Géorgie.

En ce qui concerne l’époque de la naissance du premier alphabet géorgien Mrglovani, il est difficile de l’établir avec certitude. Mais, à en juger par les matériaux archéologiques disponibles, il a probablement été créé au ve siècle lors de l’adoption officielle de la foi chrétienne dans le pays, pour les besoins ecclésiastiques. On a écrit beaucoup et on écrira sans doute encore beaucoup sur l’origine de l’alphabet géorgien. Des zones d’ombres restent encore à éclaircir.

Littérature utilisée
Système alphabétique et ancienne écriture géorgienne, T. Gamkrelidze (en géorgien), 1989.

Paléographie géorgienne par K. Danelia, Z. Sarjveladze (en géorgien), 1997.

Bernard Outtier: “Mesrop Mashtots n’a rien à voir avec l’alphabet géorgien“

https://www.radiotavisupleba.ge/a/blogi-lasha-otkhmezuri-mesrop-mashtoci/28078444.html

Cet article a été réalisé lors d’un séminaire de médiation et d’écriture journalistique dans le cadre du master histoire de l’art, patrimoine et musées de l’Université de Poitiers.

4 Comments

  1. Pour référence, je (Besik Khurtsilava) suis l’auteur de la photo de l’inscription géorgienne de Bir el Qutt donnée dans l’article. En 2016, j’ai pris cette photo dans le lapidarium du Musée SBF.

  2. Merci de ma part pour votre attention. Bonne chance

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