«Ici, comme ailleurs, un monde»

Marie Cosnay.

Par Héloïse Morel

À Lesbos, elle s’éloigne la poétique de Sappho quand le camp de Moria est en feu et que l’écrivaine Marie Cosnay reçoit via WhatsApp, ces mots, de Mustafa, qui l’appelle : «Mother, I am left. Mother, mother, the fire. Help, help.» 9 septembre 2020. L’écrivaine et traductrice des Métamorphoses d’Ovide, accueille, écoute, accompagne celles et ceux qui traversent les frontières. Depuis Bayonne, elle surveille le passage à Irun. Elle n’est pas la seule et elle reçoit au gré des rencontres, des appels à l’aide. Des enfants qui disparaissent, des adultes dont on ne sait où ils se trouvent. Dernière localisation aux Canaries, et puis rien. Ou un embarquement, patera (l’embarcation à fond plat espagnol), dont il ne reste aucun corps en vie. L’espoir, les croyances, les fictions qui se tissent dans ces réels atroces. Elle relate ces appels qu’elle reçoit et le camp de la Moria, les camps des Canaries où elle se rend. Elle fait place aux récits des autres, des histoires de traversées, du travail réalisé au Maroc, en Algérie par ces personnes qu’elle rencontre, du coût du passage (3500 €) et de ces disparitions. Pas seulement en mer, ni dans l’océan, peut-être des pirates, peut-être des prisons. «Tant que le corps manque, il y a toujours une hypothèse à faire.» Et parfois, peut-être, des disparitions volontaires. Mais là, serait-ce un mythe ?

Marie Cosnay ne parle pas à la place, elle met en mots ces récits qui viennent (comme le titre du récit de traversée de Stephen Ngatcheu dont elle a aidé l’édition avec Daniel Senovilla Hernandez et Stéphane Bikialo). Et au travers des mots qui ne disent qu’une chose : le courage de subir autant de situations, de travail, de maladies et de morts, pour fuir et arriver dans des pays qui ne veulent pas d’eux ; il y a les politiques européennes. Il y a aussi en Espagne, seulement 38 sauveteurs à Salvamento Maritimo (qui contrôle le détroit de Gibraltar) pour 600 km de côte. Et c’est cet empêchement et ses manques qui sont en filigrane dans les histoires des uns et des autres. Cette politique de l’empêchement de l’accueil de l’autre, d’être hôte. Aux Canaries, une solidarité naît. À Lesbos, les habitants s’épuisent aussi. Le camp de Moria a brûlé et dans la fuite les gens sont bloqués. «On ne peut bloquer davantage. On bloque davantage. Dans la nuit, les policiers et les militaires sont appelés d’Athènes, en renfort, pour protéger la ville. Les exilés ne doivent pas y entrer, ni eux ni leurs conteneurs, sacs poubelles, enfants, lourdes valises, foulards et masques sur le nez. Leur virus. Les policiers sont à la hauteur du poste d’essence, entre la ville et Kara Tepe, me dit un interlocuteur. Les gens sont assis en face des policiers, leurs affaires sur les genoux.»

Alphonse disparu

Là, c’est Alphonse Daudet après lequel l’écrivaine part en recherche. Plusieurs rebondissements, des histoires de femmes qui se mêlent, des «sheitan», une trahison, une vidéo bad buzz et la prison, peut-être ? «Je me mets en garde : est-ce que je ne prends pas un peu de l’aura d’Alphonse, clandestin et disparu ? Est-ce que la proximité que l’autre entretient avec la disparition (voire la mort) ne me donne pas un plus de vie ? On ne peut rien imaginer de mieux. La mort, au sein de la vie même.» Et on plonge dans des strates d’histoire, des histoires là-bas, des histoires à Bilbao, des histoires de non-dit, le secret toujours, la réapparition spontanée. Et ce qui trouble notre lecture, c’est la tension de ces récits à ne pas être des fictions, Marie Cosnay amène des voix, des visages et des noms, nombreux (pseudonymes ou non) des récits de migrations. On ne peut pas dire après la lecture, que l’on ne sait pas. On ne peut plus ignorer le système en place en Afrique avec les coxeurs (les rabateurs), les passeurs (interchangeables), le chairman (celui qui s’occupe d’organiser le voyage mais que l’on ne voit pas). On entre dans la complexité des parcours, des chemins et les effets réels de la politique. Plus de récit isolé, plus d’articles informatifs mais la force des détails et la mobilisation de l’hospitalité et de la recherche.

«Quelqu’un me dit : tu peux énumérer toutes les raisons distinctes, les raisons personnelles, structurelles, tu peux faire des listes, quand tu en seras à l’Afrique de l’Ouest, n’oublie pas de noter que si on part, c’est parce qu’on ne peut pas partir (le désir empêché donne des ailes) et ajoute que si on part, c’est parce qu’on peut partir (ce qui ne contredit en rien la première proposition).»

Les os du désert

Dans ces récits de vie s’emmêlent les témoignages du pays natal. Mustafa à la Moria raconte l’histoire des fétiches qui se déplacent jusqu’à la sorcière, celle qui a un sanglier en laisse. Un sanglier-homme, ou homme devenu sanglier, mutatis mutandis. Et dans un autre chapitre, Marie Cosnay échange avec Denis, qui écrit aussi, et lui raconte que de la poudre d’os humain est vendu comme poudre blanche. Une cocaïne coupée au bicarbonate. «Cette poudre-là. Des os humains. Poudre blanche. Cocaïne pas chère. On la teinte et on l’appelle brown.» Et ceux qui se chargent de ce funeste travail sont les passeurs du désert, ils déterrent les os, les broient, les vendent ensuite au Ghana, au Nigeria. Cette poudre est-elle psychotrope ? Peu importe, il y a une forme de folie partout, y compris dans les frontières et les lois.

Des îles. (Lesbos 2020 – Canaries 2021) de Marie Cosnay, édition de L’Ogre, 296 p., 21 €

Les éditions L’Ire des Marges, situées à Bègles, publie deux livres avec Marie Cosnay. Un récit, Nos corps pirogues, évoque un enfant arrivé sur les bords de l’Adour que l’écrivaine recueille et accompagne. Le second, Marie Cosnay, traverser les frontières, accueillir les récits, est un livre d’échanges en mouvement de l’écrivaine-traductrice avec les universitaires Stéphane Bikialo, Warren Motte, Alain Nicolas, Jane Sautière et Pierre Vilar ainsi que l’éditrice Bérengère Pont. Un dialogue initié dans une collection Bruits de langues, liée au festival éponyme qui se déroule chaque année à Poitiers, sur l’impulsion de Stéphane Bikialo et Martin Rass, le laboratoire Forellis de l’université de Poitiers et le master livres et médiation. Cette année, la semaine du festival a lieu du 7 au 11 mars et se clôt par une journée d’études et performance à l’Espace Mendès France : Du document comme matériau des nouvelles formes artistiques et littéraires.

A propos de Héloïse Morel
Rédactrice à L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinatrice du pôle Sciences et société, histoire des sciences de l'Espace Mendès France.

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