Henri Collomb, le fantôme de l’hôpital
Par Elsa Dorey et Klervi Le Cozic
Photos Eugénie Baccot
Quarante ans après le départ du psychiatre français, l’héritage d’Henri Collomb est à peine visible dans les couloirs des cliniques sénégalaises. Évolution sociétale, recours systématique aux médicaments et manque de moyens financiers cachent souvent un rejet plus profond d’un système de soins établi sous la colonisation.
Dans le dédale des couloirs froids et carrelés de la clinique psychiatrique Moussa Diop de Dakar, de rares éclats de voix résonnent dans le silence. Derrière les portes à la peinture écaillée, des chambres sommaires, des sanitaires délabrés, la salle des infirmières, puis l’accueil. Dans cette petite pièce mal aérée, les patients attendent leur tour, parfois depuis des heures. Certains se sont même endormis. Le temps semble figé.
Par moments, la porte du secrétariat climatisé s’ouvre, laissant s’échapper un filet de fraîcheur avant qu’un autre patient ne s’y engouffre. La pièce d’à côté est l’ancien bureau d’Henri Collomb. L’actuel chef de service l’occupe, Mamadou Habib Thiam. Le mur du fond est décoré d’une immense carte jaunie du Sénégal, installée par le psychiatre français pour suivre ses déplacements à travers le pays. Quarante ans après son départ, personne n’a encore osé changer la décoration. «Henri Collomb est le premier à avoir développé la psychiatrie moderne en Afrique. Au Bénin, au Gabon, au Sénégal… tous les grands maîtres ont été formés dans cette salle», indique le directeur de la clinique Moussa Diop, en pointant le vieux tableau noir. Ces maigres reliques sont les derniers vestiges du passage d’Henri Collomb à Dakar.
L’hôpital manque de moyens
En vingt ans, le psychiatre a marqué une rupture avec les méthodes coloniales. En s’inspirant de l’ethnopsychiatrie, il a notamment développé le rôle de la famille dans le parcours de soin du patient grâce aux accompagnants familiaux, et la collaboration entre psychiatres et guérisseurs. Des initiatives qui tendent à disparaître. Même les pënchs, ces réunions inspirées d’une tradition très ancrée dans la culture sénégalaise, se font rares. Faute de moyens. «Il y a de plus en plus de malades alors que le recrutement de personnel ne suit pas, que ce soit pour les médecins, les psychiatres, les infirmières ou les travailleurs sociaux, pointe Idrissa Ba, psychiatre à Dakar. Ils ont de moins en moins de temps à consacrer aux patients.» Au pënch, le psychiatre préfère les causeries – où l’on parle de VIH, de problèmes familiaux, de drogues – ou les groupes de paroles animés par un thérapeute. «Plus cadrés, ces rendez-vous ont une visée psychothérapeutique.»
Formés sur le tas
Tandis que le pënch disparaît, d’autres pratiques se transforment en même temps que la société comme celles des accompagnants familiaux. Ainsi, les proches de malades se font de plus en plus souvent remplacer. «Maintenant que tout le monde travaille, c’est dur de mobiliser à plein temps un membre de la famille», constate Ousmane Seck. En guise de plan B, les proches font appel à des accompagnants dits «mercenaires», des inconnus sans formation. «Les gens vont chercher quelqu’un dans la rue et l’amènent comme accompagnateur.» Le psychiatre de Thiaroye n’exagère pas. Aliou Diouf, l’un des accompagnants de son unité, est arrivé un peu par hasard à l’hôpital de Thiaroye et s’est formé sur le tas.
«Je traînais dans la rue, je n’avais rien à faire. Quelqu’un m’a proposé de venir aider les patients pour gagner un peu d’argent.» C’était il y a dix-huit ans. Depuis ses premières journées où il rentrait en courant chez lui «apeuré par les patients», Aliou a passé jours, nuits, fêtes religieuses et jours fériés aux côtés des patients. Il est devenu indispensable à l’unité. «On assiste les infirmiers, et les médecins. On s’occupe aussi des parents trop âgés pour gérer leur proche malade.» Ousmane Seck acquiesce. «À force, Aliou et les autres accompagnants comprennent les malades, savent comment s’occuper des plus agités. Aujourd’hui, même s’ils ne font pas partie de l’hôpital, ils sont tolérés car on ne pourrait pas fonctionner sans eux», résume le psychiatre.
Gris-gris, médicaments et talismans
À l’hôpital de Fann aussi, les accompagnants mercenaires se multiplient. Se payer les services de ces gardes-malades indépendants coûte cher, entre 2 500 et 4 000 francs CFA (6 €) par jour. Une charge supplémentaire pour les familles qui ont déjà suivi un long parcours de soin. Car avant d’arriver à l’hôpital, les patients ont souvent consulté un guérisseur. «Pendant que vous l’auscultez, le patient a son talisman, ses infusions, ses safaras, ses gris-gris qu’il prendra en même temps que les médicaments que vous allez lui procurer», souligne Idrissa Ba. Mais les tradipraticiens ont des tarifs exorbitants. Pour se débarrasser d’un génie, «une maladie que le médecin ne peut pas soigner», la guérisseuse lébou Aïssatou Diaw organise des cérémonies de ndoëp qu’elle facture 50 000 francs CFA (76 €), sans compter l’achat du mouton ou du bœuf qui sera immolé.
Des guérisseurs tabous
Consulter un guérisseur est une pratique qui reste cependant très ancrée dans la culture populaire. «Quand on nous amène un malade mental à l’hôpital, c’est pour qu’on le calme, relève Idrissa Ba. Car dans l’esprit des gens, le médecin, c’est celui qui soigne, le guérisseur, c’est celui qui guérit.» Une concurrence que n’apprécient pas les psychiatres mais qu’ils sont bien obligés de tolérer pour ne pas brusquer les malades. «En thérapie, on n’a pas le droit de rejeter les croyances de l’autre, ce qui est important c’est que le patient soit bien dans son délire», explique Mamadou Habib Thiam.
Désormais, à l’hôpital de Fann, les guérisseurs sont presque tabous. Ce rejet est assez récent, car en son temps, Henri Collomb avait établi des relations avec les plus grands tradipraticiens. Par son approche, il a permis la promotion des médecines traditionnelles au Sénégal. «Lorsqu’il a commencé à parler des guérisseurs, de leur savoir et de la collaboration possible avec les psychiatres, les gens ont arrêté de se cacher et ont osé dire “je vais voir le guérisseur”», raconte Oumou Diodo Kane, psychologue du centre de pédopsychiatrie de Fann.
Encadrer la médecine traditionnelle
Pour que cet élan perdure il aurait fallu encadrer légalement la médecine traditionnelle pour distinguer les guérisseurs des charlatans, comme l’ont fait plusieurs pays voisins. «C’est le cas au Burkina, au Bénin, au Mali mais aussi en Côte d’Ivoire. Tandis qu’au Sénégal, on n’y parvient toujours pas», constate Oumou Diodo Kane. Ce rejet est d’autant plus surprenant que les rares psychiatres de ces pays, aussi bien que la trentaine de psychiatres sénégalais, sont tous diplômés de la même école de Fann qui encourageait la collaboration entre guérisseurs et psychiatres.
«Nous sommes dans un pays moderne, donc vouloir instituer une médecine traditionnelle n’est pas aisé», reconnaît Emmanuel Bassane, pharmacien en charge de la cellule de la médecine traditionnelle à la direction générale de la santé. Quant à la collaboration entre psychiatres et guérisseurs, «il faudrait d’abord assainir le milieu de la médecine traditionnelle au niveau national», explique Alama Koundou, psychiatre de l’hôpital Kénia (voir notre article dans ce dossier) situé au sud du pays. Les apprentis guérisseurs se pressent surtout dans les banlieues des grandes villes, à l’affût d’une clientèle facile. «Aujourd’hui n’importe qui peut se réveiller un beau matin, se déclarer tradithérapeute et concocter des potions. Nous en tant que psychiatres, on ne peut pas se lancer là-dedans, ce serait la porte ouverte à toute forme de charlatanisme. Il faut d’abord vérifier l’efficacité de leurs traitements. Si ce travail était fait, la collaboration serait facile et se ferait à tête reposée.»
Héritage en carton
Ainsi à l’hôpital de Fann, l’héritage d’Henri Collomb se cantonne de plus en plus à des boîtes d’archives et des classeurs de notes poussiéreux, mal référencés, empilés sur les étagères, trop hautes pour être atteintes. Et pourtant, ce maigre filet de souvenirs assure à lui seul le prestige de la clinique. Faute de mieux à entendre le directeur de la clinique Moussa Diop, encombré de ces vieilleries. «Nous n’osons pas… nous n’avons pas le droit non plus…» hésite-t-il avant de lâcher : «Pour déplacer un concept, il faut en proposer un autre. Nous n’avons pas trouvé.» L’une de ses collègues est plus catégorique. «Les gens viennent toujours d’Europe pour voir Henri Collomb, mais désormais, c’est nous qui avons pris la relève.» Dans un sourire amer, elle finit par lâcher. «Vous venez voir quelqu’un qui n’est plus là.»
Ce projet a été financé avec l’aide du Centre européen du journalisme (EJC) via son programme de bourse dédié à la santé mondiale.
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