Films, comics, publicités : les corps des Grecs (2/2)

Wonder Woman par George Perez.

Par Marine Remblière

Complets, malformés, déformés, amputés

Nous sommes loin de l’image romancée, entretenue et véhiculée par notre imaginaire et nos fantasmes. Ce n’est qu’un échantillon suffisant pour faire le constat que la peau du corps des Grecs était sans doute abîmée. Mais encore une fois, pour avoir une vision globale de ces populations grecques, il ne faut pas seulement prendre en compte les corps complets. Les corps amputés, malformés ou handicapés comptent autant. Entre les malformations congénitales théorisées1 par Aristote2, et les exemples de personnes à mobilité réduite à l’image du célèbre discours de Lysias Pour l’invalide, ces témoignages permettent de montrer que le corps des Grecs était comme le nôtre, multiple (Lysias, Discours, T. II, XXIV). Qu’il y avait autant de corps différents que d’individus et que tous ne répondaient pas aux canons de beauté réappropriés par les publicités ou les films modernes. Une fois de plus, en cantonnant les corps grecs à celui des adaptations il faudrait comprendre que toutes les personnes moches, malformées ou avec un mauvais teint, ont le rôle des méchants. Certes la physiognomonie pratiquée par les philosophes voudrait que le corps exprime les valeurs morales et que, par conséquent, un corps laid enferme une personne laide. Or les philosophes eux-mêmes connaissaient les limites de cette pratique comme le souligne l’exemple fameux, rapporté par Cicéron dans Tusculanes (T. I‑II, IV, 37), de Zopyre expliquant qu’au vu de son corps Socrate était « stupide et abruti ». Ainsi, il est rare de voir dans les publicités ou les films s’inscrivant dans cette période historique, des personnes difformes, amputées d’une main ou d’un pied, le visage barré d’une cicatrice sauf lorsque c’est un ennemi. En outre, l’humain est toujours mieux traité d’un point de vue esthétique que l’être surnaturel.

Lorsqu’Hérodote rédige son Histoire, il mentionne une, voire plusieurs trahisons dans les rangs des Spartiates. Il retient surtout celle d’Éphialtès qui montra le sentier de l’Anopée à Xerxès pour prendre à revers les Grecs. Or c’est ce même homme qui va être retenu dans le comics et dans le film 300 comme étant le traître. Les deux autres hommes mentionnés par Hérodote comme ayant trahi ne sont retenus ni par l’historien ni par l’auteur du comics et le réalisateur du film, certainement parce qu’Éphialtès était bossu. Cette malformation est accentuée dans les œuvres contemporaines. Hérodote ne fait mention que du cou et du dos, rien n’est dit sur son visage et pourtant Franck Miller et Zack Snyder déforment aussi son visage et donnent à sa peau un teint jaunâtre ou rougeâtre. Quant à Xerxès, il est accoutré de piercing divers et variés sur le visage et le corps, et il est chauve, c’est-à-dire à l’opposé de Léonidas avec sa barbe et sa panoplie d’hoplite.

De manière générale, les corps des Perses et des Grecs sont montrés sans défauts, sans cicatrices ni amputations malgré les combats acharnés soutenus par une armada d’effets spéciaux, de sang giclant abondamment et de bruits métalliques accentués, sans en subir les conséquences physiques. Les corps ne craquent pas, ni les os, ni la peau, et encore moins lorsque les dieux sont représentés comme dans les films Percy Jackson (2010 et 2013) ou Les Immortels (2011). Les corps des Grecs sont pourtant marqués par la guerre comme celui de Philippe II de Macédoine qu’une flèche transperça au niveau de l’œil gauche. Que faut-il alors comprendre ? Léonidas refuse qu’Éphialtès se batte car il ne peut pas porter son bouclier et tenir sa place dans la phalange, exposant ses camarades à une mort certaine. Éphialtès s’en va pour ces raisons mais que comprendre lorsque l’unique personnage déformé est le seul traître ? Les Grecs pourtant ne considéraient pas les personnes avec un handicap, ou plus simplement « hors-norme », comme de potentiels traîtres à la patrie, sinon pourquoi instaurer une aide pécuniaire pour les personnes à mobilité réduite avec peu ou pas de revenus comme nous l’apprend le discours de Lysias pour son client invalide : « Au dire de l’accusateur, je n’ai pas droit à l’allocation que je reçois de la cité, parce que je ne suis pas infirme et que je ne rentre pas dans la catégorie des invalides, parce que j’exerce d’autre part une profession qui me permettrait de vivre sans le secours qu’on me donne. »

Vidéo officielle Paco Rabanne, parfum Olympéa. Tous les codes sont présents : la jeunesse des corps, des hommes musclés et nus, des femmes aux tailles fines vêtues « à la grecque ». Les corps présents sont à l’image que la société contemporaine se fait des corps des Grecs.

Redécouverte de l’Antiquité

Se pose alors la question de l’origine. D’où provient cette idéalisation selon laquelle le corps des Grecs serait semblable à la représentation de leurs statues ? Certes il y a une philosophie, une pensée du beau dès l’Antiquité mais entre la théorie et la pratique, les Anciens savaient qu’il y avait une différence comme le rappelle cet extrait des Mémorables de Xénophon : « Parrhasios, la peinture est-elle la reproduction de ce que l’on voit ? Vous cherchez à imiter, en les représentant à l’aide de couleurs, les différents corps, qu’ils soient creux ou en relief, sombres ou lumineux, durs ou mous, rugueux ou lisses, jeunes ou vieux. – Tu dis vrai, dit-il. – Et lorsque vous reproduisez de belles formes, comme il n’est pas facile de tomber sur un seul homme dont toutes les parties sont irréprochables, c’est en rassemblant les plus belles parties que vous avez prélevées sur de nombreux modèles que vous faîtes paraître beau l’ensemble du corps. – C’est en effet ainsi que nous procédons, reconnut-il. » (Xénophon, Mémorables, III, 10). Entre l’idée, l’idéalisation et la réalité, il y a une marge que les Grecs connaissaient.

Ainsi la beauté du corps est une pensée subjective. C’est une production intellectuelle et culturelle d’une société. Il y a cependant cette volonté d’atteindre un idéal, et ce désir n’était pas à la portée de tous les habitants et de tous les citoyens d’une cité. Il fallait du temps et de l’argent pour pouvoir s’entraîner chaque jour, ce que ne pouvaient pas faire les plus modestes de la polis (πόλις). En avançant dans le temps, cette idée ressurgit de nouveau avec la Renaissance et la redécouverte de l’Antiquité. Est-ce à ce moment que la réalité s’est confondue avec la représentation ? Ce raccourci prend-il racine à ce moment-là dans notre société occidentale ? Rien n’est moins sûr. Au XVIIIe siècle, Johann Joachim Winckelmann, considéré comme le père fondateur de l’histoire de l’art et de l’archéologie, remet au goût du jour l’art grec face au baroque et au rococo. Il considère cet art antique comme une représentation parfaite de l’humain. Malgré ce regain d’intérêt, il manque le recul nécessaire du scientifique pour étudier ces statues. Signalons par exemple, que ces statues avaient à l’origine de la couleur et n’étaient pas toutes blanches comme le marbre. Ces statues n’ont pas été considérées totalement comme des objets d’étude mais davantage comme des œuvres d’art supposées traduire une réalité des corps. D’où le glissement vers le politique. Les nazis ont considéré que les Grecs devaient être à l’image de ces statues, illustrées par le leitmotiv « un esprit sain dans un corps sain » avec le souhait d’atteindre cette perfection antique. La perfection corporelle se mêle alors à l’idée de supériorité.

Bande annonce officielle Wonder Woman. Voici le pendant féminin des hoplites, les Amazones. Présentée en combattante la plupart du temps, Diana aka Wonder Woman mène beaucoup de combat mais son corps s’en sort indemne à chaque fois à l’opposé de son ennemie Dr Poison qui a la moitié du visage dissimulé par une prothèse.

 

De la perfection grecque à Wonder Woman

Dans les publicités pour parfum ou chocolats diffusées au moment des fêtes, on retrouve cette image de perfection grecque. Pour les hommes c’est avoir des muscles surdéveloppés et pour les femmes, un joli visage et une taille fine à l’image des mannequins. Au XXe et au XXIe siècle, les comics s’en inspirent aussi avec notamment Wonder Woman, mi-femme, mi-déesse qui, d’après le film sorti (2017), fait partie du groupe des Amazones qui ont pour mission de protéger l’humanité.

À la manière des chercheurs d’or, les corps des Grecs sont au fil des siècles passés au tamis, ne gardant qu’une version possible et imaginable pour nos sociétés. Cette « pépite » est un véritable filtre déformant de la réalité des habitants de l’Antiquité, qui continue d’être appréciée aujourd’hui car elle répond à des attentes et des fantasmes.

La société grecque inspire et fait rêver les modernes occidentaux au vu des différents supports faisant références ou prenant place dans cette période : jeux vidéos, architecture, bijoux, mode. Cette recherche de beauté, de jeunesse et de perfection est omniprésente aujourd’hui. Néanmoins, rêver les corps des Grecs comme semblables à leurs statues dénote une méconnaissance de cette société. Penser ainsi permet de justifier cette quête perpétuelle du beau et du parfait car cela sous-entend que c’est atteignable pour certains d’entre nous. Cependant, refuser la réalité historique peut laisser imaginer que les historiens des siècles futurs considéreront que les hommes et les femmes du XXIe siècle étaient tous à l’image des affiches de publicités photoshopées. En pratiquant ces raccourcis, nous fermons des portes à la compréhension des sociétés passées et présentes que les sciences humaines s’efforcent de maintenir ouvertes3. Nous ne pouvons revendiquer dans notre héritage culturel la pensée des Anciens si nous leur refusons leur histoire en résumant cette période à Athènes, à la démocratie, aux corps statues. L’Antiquité c’est aussi des petits, des nains, des grands, des gros, des maigres, c’est aussi l’esclavage, les guerres, les pièces de théâtre, les danses, les banquets… Il faut donc voir dans ces adaptations contemporaines un reflet de nos idées, de nos fantasmes et complexes sur le corps et ses représentations. Les adaptations dans l’industrie des loisirs et la publicité parlent davantage de notre société et de nos représentations que de l’Antiquité grecque et de sa réalité, même inspirées d’auteurs anciens.

Vidéo officielle Chanel bijoux. L’image que la société occidentale contemporaine s’est faite de la société grecque antique se retrouve dans de nombreux domaines dont la mode et les bijoux.

1 Aristote, De la génération des animaux, I, 18, 724 a : « Si, d’autre part, des enfants mutilés naissent de parents mutilés, la cause en est la même que celle qui explique la ressemblance avec les parents. »
2 Idem, IV, 4, 770 b 28 à 35 : « En effet, il naît parfois certains petits avec des doigts en surnombre, d’autres avec un seul, et ainsi de suite pour les autres parties : certains ont des parties en trop, certains sont mutilés, il y en a même qui ont deux organes sexuels, l’un mâle, l’autre femelle, dans l’espèce humaine, mais surtout chez les chèvres. »
3 Les travaux de recherches sur les corps « hors normes », les invisibles, participent à cette dynamique. Un exemple récent comme les Rencontres d’Angoulême qui ont accueilli pendant trois jours des chercheurs sur le sujet Corps handicapés, corps mutilés dans la BD (29, 30, 1er décembre, université de Poitiers et cité de la BD d’Angoulême).

Marine Remblière est doctorante au sein du laboratoire HeRMA à l’Université de Poitiers. Ses recherches portent sur le thème du corps dans la vie quotidienne grecque antique, dirigées par Yves Lafond et Lydie Bodiou.

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