Du livre aux moutons

Portrait de Dominique Taurisson-Mouret. Photo : Louis Tissot, Clément Mommessin et Andrei Cherkasov

Pouvez-vous nous décrire le travail d’une ingénieure de recherche au CNRS ?

Les ingénieurs de recherche ne font pas forcément de la recherche. Ils sont censés l’accompagner : organiser des colloques, assister d’autres chercheurs, etc. J’ai eu un parcours un peu particulier, j’ai toujours fait de l’accompagnement de la recherche et beaucoup, beaucoup de recherches. Et aujourd’hui, je ne fais pratiquement que ça.

Quelles sont vos principales thématiques de recherche ?

J’ai toujours travaillé sur les relations entre la France et les autres pays, comment la France a assuré son emprise, au moins à l’époque moderne, c’est-à-dire au xviiiie siècle, jusqu’à nos jours. Depuis mon premier laboratoire, j’ai toujours travaillé sur l’emprise française, dans les territoires qu’elle occupe physiquement ou non. Ces dernières années, je me suis particulièrement spécialisée dans les questions agricoles, c’est-à-dire comment la France a imposé ses modèles agricoles métropolitains dans les régions qu’elle a colonisées.

Comment avez-vous été amenée à croiser les recherches sur « l’emprise française » avec les modèles agricoles ?

Il s’est trouvé qu’un jour, vraiment par hasard, j’étais à Montpellier et je remontais à Limoges et j’ai rencontré dans le train une chercheuse en génétique du laboratoire limougeaud E2Lim : Anne Blondeau Da Silva. On était assises l’une à côté de l’autre. Elle enseignait à Limoges et elle revenait d’un colloque sur les questions agricoles parce c’est une spécialiste de la génétique du mouton. Hasard extraordinaire ! Elle travaillait sur les races locales de moutons au Maghreb. Elle voulait démontrer qu’il y a des races qui existaient avant la colonisation au Maghreb et que c’est l’influence coloniale qui les a faits disparaître. Elle n’avait pas les sources historiques qui lui permettaient d’appuyer ses résultats génétiques. Je travaillais justement sur des tas d’archives, puisque le terrain d’un historien, ce sont les archives. Je connaissais bien celles du Maghreb en matière de colonisation agricole. Et donc, nous avons commencé à travailler ensemble en 2016.

Travaillez-vous toujours avec cette généticienne ?

En effet, je travaille toujours avec Anne Blondeau Da Silva. Et là, nous venons de monter un projet ensemble sur les relations intra et inter-espèces dans les troupeaux de moutons. On l’a monté avec d’autres chercheurs : des anthropologues, des membres du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, et avec ce qu’on appelle les conservatoires de races.

Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les conservatoires de races ?

Ce sont des associations locales, il y en a en Aquitaine, dans le Marais Poitevin, qui s’occupent justement de sauver les races locales d’ovins et de bovins. Après la Seconde Guerre mondiale, on a mis de côté tout un tas de races qu’on n’estimait pas améliorables. Ainsi les conservatoires de races essaient de retrouver des animaux qui peuvent être associés à ces races locales et de sauver leurs patrimoines génétiques.

En tant qu’historienne, quelles sont vos sources ?

Mes sources sont essentiellement des documents administratifs conservés aux Archives nationales d’Outre-mer à Aix et au Centre des archives diplomatiques à Nantes mais aussi dans les anciens pays colonisés. La parole du colonisé est très difficile à saisir. Il faut donc la retrouver à travers le discours du colonisateur blanc et dans une vision administrative. Cela constitue des biais. 

Comment arrivez-vous à pallier les biais que vous évoquez ?

Il faut recouper beaucoup d’archives, de documents, parce qu’il y a des documents imprimés aussi. On reconstruit des mosaïques et quelquefois, il manque des morceaux. Donc ces biais, il faut pallier en croisant les sources.

Est-ce que vos recherches s’inscrivent dans l’actualité ?

Je fais de plus en plus de liens entre mon travail : ce que j’ai pu observer dans les pays et dans les périodes précédentes et ce qui se passe aujourd’hui. Et je vois les invariants, c’est-à-dire qu’on efface tout et on recommence. Par exemple au niveau de l’agriculture, les vaches aujourd’hui, j’en vois bien les ancrages anciens. On fait toujours les mêmes erreurs.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a décrété que les régions rurales françaises ne produisaient pas assez, que les races qu’on développait n’étaient pas améliorables, donc qu’il fallait les remplacer, etc. Depuis 1945, nous avons des modèles intensifs, que l’on n’a pas cessé d’améliorer sans les interroger. Aujourd’hui, s’il n’y avait pas les subventions européennes, 90 % des exploitations disparaîtraient. Ce modèle est à bout de souffle, ce que disent beaucoup d’éleveurs et d’agriculteurs. On ne voit pas l’issue. Et ce modèle, il est héritier de tout ce qui s’est passé au moins depuis le début du xixe siècle, et même avant.

Pouvons-nous parler dans ce cas de « néo-colonialisme » ?

Oui, ce que vous appelez le néocolonialisme, on le nomme plutôt, le colonialisme intérieur. Tous ces modèles de développement, on ne les a pas seulement appliqués aux colonies. Souvent, on s’est inspiré de ce qui avait bien marché dans les colonies pour le répéter sur le terrain métropolitain.

Pouvez-vous nous indiquer des chercheurs qui ont particulièrement influencé vos travaux de recherches ?

J’ai beaucoup été inspiré par des anthropologues comme Philippe Descola. Et je suis très influencée par tous les travaux des penseurs du vivant.

Les auteurs :
Louis
Tissot est doctorant en géographie à Géolab, sa thèse s’intitule : « Condition migrante et cosmopolitisme rural en Nouvelle Aquitaine », sous la direction de Nathalie Bernardie-Tahir et Greta Tommasi.
Clément Mommessin est doctorant en histoire à EHIC, sa thèse s’intitule : « Le Palais des sports de Beaublanc : un vecteur d’expériences à la renommée européenne », sous la direction de Thomas Bauer.
Andrei Cherkasov est doctorant en linguistique au CERES, sa thèse s’intitule : « La modélisation métaphorique de l’image de la Russie dans le discours des médias de masse (dans des exemples de langues anglaise et espagnole) », sous la direction de Ramon Marti Solano.

Article réalisé par des étudiants de l’école doctorale Littératures, Sciences de l’Homme et de la Société de l’Université de Limoges dans le cadre d’une formation à l’écriture journalistique. Merci à Dominique Taurisson-Mouret pour sa disponibilité.

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