Bain glacé avec les Ours Blancs

Quatre naïades prennent leur bain. Les palmes sont d’une grande aide lorsque le courant est fort et qu’il faut revenir jusqu’au rivage. Photo Claire Mirtain.

Par Elsa Dorey

Hilare, elle plaque sa main glacée et ruisselante sur ma joue. « Voilà ce qui t’attend. » Armelle porte un bonnet de bain rouge caractéristique des Ours Blancs de Biarritz. Elle et deux autres Ourses sortent de leur baignade quotidienne à la plage du Port-Vieux. Elles me dévisagent, ouvertement moqueuses, avant de s’engouffrer en gloussant dans le vestiaire. L’association des Ours Blancs a publié un livre qui retrace quatre-vingt-huit ans de bains journaliers dans cette baie de l’Atlantique. Des bains que les membres de l’association apprécient quel que soit l’état de l’océan et surtout l’hiver, lorsque personne d’autre n’oserait mettre un orteil dans l’eau. Des bains qui ont forgé leur légende. Fanfaronne, j’avais décidé pour l’occasion de venir faire trempette avec eux en plein mois de décembre. Mais là, debout sur cette plage en maillot de bain, les pieds enfoncés dans ce qui tient plus de la glace pilée que du sable, ma tête brûlée refroidit à vue d’œil.

Se déshydrater dans l’eau froide

Jean-Bernard Colas me tire de la rêverie. « Il est 11 h, il fait 4 °C, l’eau est à 14 °C », déclare-t-il en regardant sa montre. Cheveux Blancs, yeux bleus et barbe savamment taillée, le vice-président de l’association a le look d’un vieux pêcheur. Médecin gynécologue à la retraite, il a coécrit un chapitre du livre, consacré à l’effet bénéfique des baignades glacées sur la santé. Il avance vers le rivage et je le suis, résignée. Mes pieds étant déjà congelés, je me console en pensant que par contraste, l’eau va presque me sembler chaude. J’ai tort. « Vous allez sûrement avoir la respiration coupée », prévient mon guide qui a déjà de l’eau jusqu’à mi-cuisse. Ce phénomène en accompagne un second. « Au contact du froid, le corps ramène le sang vers les organes vitaux pour maintenir l’énergie, et il resserre les vaisseaux pour éviter les déperditions de chaleur en périphérie du corps. » Il ajoute, attendant patiemment que je le rejoigne : « Cela implique une augmentation de la pression, avec une conséquence insolite : on urine beaucoup plus dans l’eau froide pour compenser l’augmentation de la pression des vaisseaux. Contrairement à une idée reçue, on peut rapidement se déshydrater dans l’eau glacée ! »

Je n’irai pas jusqu’en Bretagne

J’écoute d’une oreille. Concentrée sur le filet de volonté qu’il me reste, je m’enfonce dans l’eau, pas après pas, et j’entame spontanément une nage frénétique dans l’espoir de me réchauffer un peu. Erreur, là encore. « La perte de chaleur est vingt-cinq fois plus rapide dans l’eau que dans l’air, me glisse le médecin retraité, et ce phénomène est encore multiplié par dix si l’eau circule sur le corps, comme quand on nage vite. » Il ajoute que nager fait affluer le sang dans les muscles et accélère son refroidissement par le contact de l’eau sur la peau. « Donc si on a très froid, mieux vaut ralentir, sortir le plus possible la tête de l’eau et l’exposer au soleil s’il y en a. Celle-ci fonctionne comme un chauffage central car elle est hypervascularisée », précise le médecin. Me voici donc à contrôler chaque mouvement pour les caler sur la brasse modérée et régulière de mon voisin. Imperturbable, il se lance dans une visite guidée du site qu’il a lui-même délimité en plusieurs bassins de nage. « Jusqu’au plongeoir, j’appelle ce petit bain le “Rika Zaraï”, en référence à cette chanteuse qui préconisait les bains de siège. Même lorsque la mer est démontée, on peut s’y baigner. » Viennent ensuite les limites des piliers menant au rocher de la Vierge. « C’est une baignade bénie », lance Jean-Bernard Colas avec une pointe de malice. Les courageux vont jusqu’à la pantoufle, un rocher situé près de la Vierge, voire « jusqu’en Bretagne », nom d’un autre rocher immergé. Arrivés au Boucalot, ils auront nagé 800 mètres aller-retour, encore plus s’ils vont jusqu’au rocher du Canon.

Reconnaissable à son bonnet rouge, cet Ours Blanc ne se laisse pas impressionner par cette mer d’écume. Photo Laurence Gallien.

L’homme grenouille triche

Les Ours Blancs se regroupent par clans : le clan de dix heures, le clan de onze heures, celui du premier dimanche du mois… Même si certains viennent pour nager, « ce n’est pas un club de sportifs », tient à souligner le vice-président. Ce serait plutôt, selon sa propre expression, « le dernier salon où l’on cause », en référence aux discussions pointues qui naissent souvent entre les baigneurs. Port-Vieux n’est pas une plage privée, il est donc possible de venir nager sans faire partie de la tribu des Ours. Alors qu’est-ce qui explique leur succès ? Peut-être pour l’émulation, la convivialité, le plaisir d’appartenir à un groupe, comme le mettent en avant les membres. Peut-être aussi un certain élitisme, qui crée l’envie chez les non membres. Éloignés du rivage, nous apercevons un bonnet de bain à lunettes foncer droit sur nous, entourés de deux bras nageant le crawl. « Salut », lance mon accompagnateur. Le nageur lui répond puis s’éloigne sans tarder en fendant les vagues dans un mouvement régulier. L’homme grenouille, comme l’appelle Jean-Bernard Colas en référence à la combinaison qu’il porte, a demandé plusieurs fois la permission d’entrer dans l’association. Les Ours Blancs ont refusé, à cause de sa combinaison justement, qui permet au nageur de grappiller quelques degrés dans l’eau. « Il triche », tranche le vice-président avec le plus grand sérieux. Les Ours Blancs sont un peu sauvages. Les chanceux qui ont l’autorisation de mettre une patte dans le club doivent d’ailleurs faire leur preuve avant d’être intronisés. « Les nouveaux nous rejoignent souvent en été, parce que c’est très facile d’être Ours Blanc au mois de juin. Donc pour intégrer le club, il faut passer le premier hiver. » À l’entrée du vestiaire, un agenda trône, dans lequel les Oursons doivent inscrire leur jour de baignade. Au bout d’un an, s’ils sont venus assez régulièrement, une dizaine d’Oursons reçoivent alors la cocarde bleue brodée d’un ours blanc, prouvant qu’ils en sont vraiment.

Les Ours Blancs se baignent par tout temps, y compris lorsqu’il neige. Photo Claude Thétaz.

À 14 °C, on reste 14 minutes dans l’eau

Les Ours Blancs sont très fiers de ces bains extrêmes et préfèrent largement se baigner l’hiver. « En 2011, témoigne une Ourse dans l’ouvrage, nous nous sommes baignés deux fois sous la neige. Nous n’arrivions pas à nous quitter tellement c’était extraordinaire. Un bain ouaté, sans bruit, comme si nous étions dans ces boîtes à souvenirs dans lesquelles la neige tombe quand on les secoue. » Aujourd’hui, il ne neige pas, mais l’eau glacée a fini par m’envelopper comme une couverture. Un coup d’œil à sa montre et mon guide estime qu’il est temps de rentrer. « Il faut connaître ses limites et s’écouter. Par sécurité, les Ours se sont fixés une règle : la durée du bain ne doit pas dépasser, en minutes, le nombre de degrés de l’eau. 14 °C : 14 minutes de bain. On peut la transgresser et rester plus longtemps, mais il est alors plus difficile de se réchauffer et on a des coups de fatigue dans l’après-midi. » Dommage, je commençais enfin à m’y habituer… mais Jean-Bernard Colas est inflexible. « Lorsque la température du corps baisse trop, on est pris d’un sentiment euphorique. Il faut s’en méfier et sortir immédiatement dans ce cas. »

Ça va mais j’ai froid

Le retour me semble plus long que l’aller. Exit le sentiment de bien-être, en retrouvant la glace pilée de la plage, je ne pense plus qu’à prendre une douche chaude. Dans le vestiaire, accueillie par les bravos des autres membres comme un sprinter en fin de course, je me contente d’un expéditif « ça-va-mais‑j’ai-froid », les dents serrées et les bras recroquevillés, avant de disparaître dans une cabine. Sous la douche, surprise : impossible de déterminer si l’eau est chaude ou froide. Mes récepteurs nerveux sont tout engourdis. J’attends leur réveil en écoutant le chant basque qu’a entamé un Ours – forcément euphorique – à plein poumon. Mes pieds ont une couleur étrange : beaucoup trop rouge au niveau des chevilles, blanc carrelage à la naissance des orteils et jusqu’au bout des ongles. Mes vaisseaux sont encore bien contractés par le froid. Je les passe sous le sèche-cheveux pendant que Jean-Bernard, qui force la voix pour couvrir le bruit, m’explique ce qui se passe dans mes doigts de pieds. « Lorsqu’on réchauffe les extrémités des membres, par de l’eau ou de l’air chaud, on dilate les vaisseaux et le sang retourne abondamment en périphérie du corps. Mais la pression du sang redescend en contrepartie. »

Se réchauffer de l’intérieur

Dans un cas d’hypothermie, ces réflexes sont ainsi déconseillés. « Il faut réchauffer les gens de l’intérieur plutôt que de l’extérieur, précise le médecin. Dans les services de réanimation, on les perfuse avec du sérum chaud. » Nous avons quitté le vestiaire pour aller s’installer 10 mètres plus loin, au QG des Ours, le café Miguel. Liant le geste à la parole, mon guide commande deux jus de citron chauds et sucrés. Je sirote le mien en tremblant comme une feuille. « C’est une bonne chose de greloter, me rassure-t-il, car on fabrique du chaud grâce aux contractions musculaires. Cependant, le frisson consomme beaucoup d’énergie, il faut compenser cette déperdition calorique en mangeant du sucre rapidement. » Rejoint par les autres membres, nous commandons un plat du jour, tandis qu’on me raconte la genèse de ce livre, qui a débuté, comme tout le reste chez les Ours Blancs, par une vague.

En hiver, les Ours Blancs sont souvent les seuls baigneurs sur la plage du Port-vieux. Photo Claude Nori.

Pas de rhume en hiver chez les Ours

« C’était une vague scélérate, si puissante qu’elle est entrée dans le local des Ours et a détruit une grande partie des archives », se souvient Philippe Mahou, l’Ours assis en face de moi. Les membres de l’association décident alors d’écrire un livre avec les documents sauvés. On y lit qu’en 1929, lors de la création de l’association, les médecins ont eu des réactions très négatives, pariant que les nageurs allaient attraper froid. Mais au contraire, les bains provoquent le renforcement des défenses immunitaires, stimulées quotidiennement par l’agression du froid. Pas de rhume en hiver chez les Ours. Beaucoup de personnes âgées, dont le doyen de 87 ans, témoignent également des effets antalgiques du froid sur leurs douleurs articulaires. Sans compter l’effet bénéfique sur le système cardiovasculaire. « Les variations de température entrainent une modification du calibre des artères qui sont ainsi entretenues », précise Jean-Bernard.

La cocarde des Ours Blancs

Le docteur Affre expliquait cependant dès 1845 que pour ressentir les effets de ces bains froids, « l’action du temps est indispensable et l’on se ferait une illusion si l’on espérait obtenir d’un séjour fugitif des effets durables. » Il faudra donc que je revienne… Les effets de ces bains hivernaux réguliers sont décrits dans l’ouvrage : les nageurs se sentent plus vigoureux, plus énergiques, plus actifs, plus vifs, moins tendus et moins fatigués. La décharge d’endorphines accompagnant le bain, qui entraîne le sentiment d’euphorie évoqué par Jean-Bernard, n’y est pas pour rien. Très vite, l’activité devient addictive. « L’été, décrit Philippe Mahou, on se baigne longtemps, on fait de grands tours, bref, on attend que la température baisse pour ressentir ce bien-être. » Cette addiction a également été identifiée par le docteur Guillaume Barucq dans l’ouvrage. Ours lui-même, il mène actuellement une étude épidémiologique prospective sur les effets des bains de mer sur la santé. « Le sevrage peut s’avérer douloureux pour certains qui se déclarent d’humeur triste stressés, irritables ou ralentis quand ils ne peuvent pas se baigner pendant plusieurs jours », déclare-t-il. Le repas touchant à sa fin, Jean-Bernard s’assure une dernière fois que je suis bien réchauffée. Il épingle sur mon sac la fameuse cocarde des Ours Blancs, réservée aux membres confirmés. Me voilà bien fière… Même si je sais, au fond, que c’est un peu de la triche.

Les Ours Blancs de Biarritz, Nager toute l’année dans l’océan, éditions Contrejour (31 rue Lavigerie, 64200 Biarritz), 112 p. 30 €

 

 

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