Marc Deneyer – Le ciel est un paysage

Nuage, Territoire de Belfort, 1987. Négatif noir et blanc 6x7 cm.

Entretien Jean-Luc Terradillos

« Il a fallu tout inventer », nous déclarait Marc Deneyer en évoquant sa participation aux missions photographiques de la Datar (1984–988) et du territoire de Belfort (1987–1991).

Nous poursuivons la conversation avec le photographe afin qu’il nous explique comment ces expériences fondatrices ont orienté sa pratique. Comment il a levé les yeux au ciel, vers la part la plus fugitive du paysage.

L’Actualité. – Dans notre précédent entretien, vous disiez comment les paysages peu spectaculaires du Poitou et du territoire de Belfort vous ont appris le métier de photographe. N’est-ce pas à ce moment-là que le ciel devient un objet photographique ?

Marc Deneyer. – Il n’y avait pas grand-chose à voir dans ces paysages, des champs, des pavillons… puis tout à coup le ciel a pris la valeur de paysage. L’image était coupée en deux. Grâce aux nuages, grâce à l’animation qu’ils produisaient, les choses prenaient un sens, une texture, et pouvaient se composer avec ce qu’il y avait au sol – ce qui évitait un arte povera extrême. À partir de là, je me suis rendu compte que le paysage était composé d’un paysage tel que nous l’entendons habituellement mais aussi d’une partie supérieure qui pouvait changer de tout au tout la physionomie de ce paysage.

 

paysage botte de paille arbre campagne

Territoire de Belfort, 1987. Négatif noir et blanc 4x5”.

 

Pourquoi autant de terre que de ciel dans ces images ?

Les nuages sont un paysage en soi mais c’est surtout une métaphore du Ciel. J’ai du mal à croire que l’univers n’est que de la seule matière mise en mouvement par je ne sais quels seuls atomes ou molécules… Photographier le ciel, c’est une manière de voir le monde qui n’est pas seulement matérialiste fût-ce symboliquement. Évidemment, c’est très intuitif.

Ces nuages font penser à la peinture. Y a‑t-il des peintres que vous avez observées plus particulièrement ? 

Je ne suis pas allé voir de peintures de manière pédagogique au moment où j’ai travaillé sur les nuages mais j’en avais la tête pleine. Celles de Poussin par exemple, où les crépuscules sont très doux, avec des teintes turquoise, rose, orangé, des couleurs propres au ciel. Turner a fait des aquarelles où il n’y a que du ciel. Mais à l’époque, comme je ne travaillais qu’en noir et blanc, je ne savais pas comment faire mienne cette façon de faire où le ciel pouvait être tellement vivant grâce à la couleur, au même titre que la végétation qui change au fil des saisons.

Peut-on dire que les nuages créent une profondeur dans le ciel ?

Les nuages forment différentes couches surtout l’été, par temps d’orage, les nimbus sont bas, très sombres, puis au fur et à mesure les couches plus claires se superposent, des bleus apparaissent, cela crée une profondeur.

Il m’est arrivé de profiter de certains ciels mouvementés pendant l’orage mais ce n’est pas ce que je recherche. La sérénité plutôt que le chaos. Chez Turner, les ciels sont à la fois assez travaillés – pas des ciels vides – mais ils ne sont pas particulièrement agités par des tempêtes.

En cela, vous n’êtes pas un photographe totalement abstrait. Il y a encore un peu de mouvement.

C’est l’essence de la photographie. S’il n’y a plus de rapport avec la réalité, il n’y a plus de photographie. Cette référence au réel est parfois très ténue, difficile à déceler comme, par exemple, dans les séries des torrents que j’ai faites dans les Pyrénées.

Pourquoi aller photographier des icebergs au Groenland en 1994 ? Et pourquoi emmener aussi des films couleur ? 

J’avais fait une série de nuages mais cela m’a paru une attitude jusqu’au-boutiste un peu inquiétante. Que pouvais-je photographier après ? L’idée du Groenland m’en venue en me souvenant d’une discussion avec Werner Hannapel lors de la mission les Quatre saisons du territoire de Belfort. Il était allé photographier des icebergs que sa compagne sculptait.

Au Groenland, je voulais faire une série de monochromes, avec des nuances très légères de blanc, de gris clair… Je cherchais comme une suite aux nuages parce que face aux icebergs il y a le même type de rapport à l’image, aux dégradés, au cadre, à la peinture éventuellement.

Je suis parti au Groenland grâce au projet du Confort Moderne monté par Dominique Truco. J’avais repéré Illulisat, à l’embouchure d’un des fjords les plus productifs d’icebergs au monde. Sujet au mal de mer, cette proximité me convenait a priori.

En arrivant, ça ne s’est pas du tout passé comme prévu. Dans le petit avion qui m’emmenait à destination, je voyais que la mer était presque noire, d’un gris plombé. Pour moi tout était censé être blanc, lumineux, et je découvre une neige fondante, sale… Avec mes valises à l’aéroport, j’étais au bord des larmes : «Qu’est-ce que je viens faire là  ? Pendant un mois !» Je me suis ressaisi.

Avant de partir, plusieurs personnes m’avaient parlé des couleurs extraordinaires que l’on voit dans les icebergs, des mauves, des roses. Donc j’avais emporté dix films couleur, des ektachromes 120 de douze vues, difficiles à exposer par des lumières vives. Dans les derniers jours, je me suis dit que je ne pouvais tout de même pas revenir avec dix films vierges ! Je les ai tous utilisés dans la même journée.   La couleur s’est révélée à moi. Elle nous donne des choses irremplaçables. À partir de là, je me suis mis à faire des tentatives en couleur, notamment dans des jardins de Toscane.

 

iceberg mer nuage blanc glace

Ilulissat, Groenland, 1994. Ektachrome 6x6 cm.

 

Pourtant l’exposition Illulisat et le livre publié au Temps qu’il fait étaient en noir et blanc…

Je n’étais pas encore prêt. La transposition entre le sujet et le résultat final n’était pas satisfaisante, il y avait encore quelque chose de trop proche de la réalité. C’est ce que je ressens face au travail de certains collègues : la réalité, on la connaît, elle nous submerge, on en a assez… quand on est trop littéral, la part de poésie est trop mince. À traiter des sujets quotidiens, on peut finir par s’enfoncer dans quelque chose qui ne transcende plus rien.

Mais la couleur n’a pas que des inconvénients en photographie.

Des icebergs ou des jardins en Toscane, ce n’est pas du quotidien…

Pas le nôtre en tout cas. C’est ce qui m’a converti petit à petit aux vertus de cette façon de voir. Aujourd’hui j’imagine assez mal ne plus faire de la couleur, même si ça me plaît toujours de voir certaines choses en noir et blanc.

 

paysage blé nuages arbres campagne

La Touche Poupard, Deux Sèvres, 2003. Négatif couleur 6x7 cm.

 

Dix ans après le Groenland, la série du Thouarsais est éclatante. Dans cet environnement complètement remembré, la ligne d’horizon est placée au centre de l’image. N’est-ce pas la couleur du ciel qui fait le paysage ? 

Dans ces grandes plaines, dès qu’on trouve une petite élévation, la vue est très large. Il faut qu’il y ait un ciel. Même s’il est vide, s’il est bleu, il faut qu’il ait un sens par rapport au bas de l’image. Ce paysage du Thouarsais est désolant par ses immensités de culture intensive. Le ciel y répond par la sobriété. Ce dépouillement m’est venu du Japon. Quand il n’y a plus rien à voir… on est face à soi-même !

 

arbre forêt pierre Japon

Mont Hiei, Japon, 2000. Négatif noir et blanc 6x7 cm.

 

Le Thouarsais révélé par le Japon… Comment ?

Lorsque j’étais invité à la Villa Kujoyama, je voulais photographier un jardin très particulier, aux sept pierres. Je suis arrivé un matin, très froid, un moine novice me guide vers ce jardin que je connaissais par des livres et, en chemin, je passe devant un autre jardin où il n’y avait strictement rien, si ce n’était des graviers ratissés dans un seul sens. Tout à coup, j’ai compris que le jardin japonais c’est le paysage du rien. On se retrouve face à soi-même, avec d’énormes interrogations : Qu’est-ce que je fais là ? Qui suis-je ? Le jardin japonais a un effet miroir. Il n’y a rien en dehors de moi ou plutôt tout existe à travers ma propre présence.

Dans cette série du Thouarsais, il y a une photo étonnante où l’on voit un arc-en-ciel comme sorti d’un arbre. N’est-ce pas un peu trop spectaculaire ? 

Le champ avait été déchaumé depuis peu. Une épouvantable averse venait de tomber. Apparaît l’arc-en-ciel au moment où je vois cet arbre isolé. Sans savoir ce qu’allait devenir cette image, j’ai fait la photo parce qu’il y avait quelque chose de tellement inhabituel qui se passait.

Quand je reviens d’un voyage, je suis toujours terriblement déçu par ce que j’ai fait. Maintenant, j’attends souvent plusieurs semaines voire plusieurs mois. Je laisse reposer.

L’expérience de la lumière et d’un paysage au moment où je suis sur le terrain est beaucoup plus forte que les images qui en découlent. J’ai du mal à imaginer une photographie qui ne serait pas le résultat d’une expérience vécue.

 

arbre arc-en-ciel terre champs soleil campagne

Saint Léger de Montbrun, Deux Sèvres, 2003. Négatif couleur 6x7 cm.

 

Aux éditions le temps qu’il fait, deux livres de Marc Deneyer : Illulisat, textes et photographies, 2001, Kujoyama, textes et photographies, 2005.

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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