Les carreaux de faïence de madame de Montespan
Par Grégory Vouhé
Quelques mois après la disparition de madame de Montespan, neuf caisses de carreaux de faïence sont inventoriées au château d’Oiron, fin juillet 1707. Le nombre de carreaux n’est pas précisé. Selon Dumolin, ils « ont été pillés vers 1906 et l’on en trouve un peu partout. La vicomtesse d’Oiron a pu en sauver un certain nombre », réunissant « ce qui reste des carreaux » aux murs d’une petite pièce du rez-de-chaussée. Didier, qui pensait que les carreaux avaient précédemment été utilisés dans le pavillon du roi, a suggéré qu’ils pouvaient être destinés à tapisser la salle de la tour des Ondes – qui ne mesure pas moins de 9 mètres de diamètre, ce qui supposerait un nombre considérable de carreaux. Un état des lieux de 1866 les décrit dans l’ancien appartement de madame de Montespan, où ils avaient été posés dans le cabinet d’angle (30 m2) et l’arrière-cabinet attenant (12 m2) – sans qu’on sache s’ils étaient originellement destinés à « la chambre personnelle » de la marquise comme on a pu le prétendre. Ils s’y trouvaient déjà en 1810 selon le témoignage du baron Dupin, et sans doute y étaient-ils au xviiie siècle vu leur état d’usure.
La chambre de faïence
L’état des lieux de 1866 apporte des précisions inédites. Le cabinet y est désigné sous le nom de chambre de faïence. Celle-ci « est carrelée partie en faïence, partie en carreaux du pays. Il existe deux-cent-deux grands carreaux en faïence de vingt-quatre centimètres représentant divers sujets et deux-cent-soixante-douze plus petits aussi en faïence de douze et quatorze centimètres représentant également différents sujets. Quinze des petits sont fendus ou écornés et dix-neuf des grands sont cassés mais en place. Tous ces carreaux de faïence sont dépolis, surtout aux bords, à l’exception de quelques-uns qui se trouvaient sous les meubles. Quant aux petits carreaux du pays, ils sont généralement cassés, usés, mais en place. Il existe l’emplacement d’un grand carreau de faïence qui a été enlevé. » – possiblement par l’un des érudits dont le sport favori est de faire hommage de carreaux recueillis au château : Barbier de Montault donne ainsi deux carreaux de la chapelle voisine aux Antiquaires de l’Ouest (1852 et 1856), et deux autres au musée de Cluny (1861 et 1863).
Un généreux donateur mythomane ?
Outre neuf carreaux de la chapelle donnés au musée de Sèvres par Charrier et Fillon, ce dernier fit aussi hommage d’un carreau aux armes de madame de Montespan, qu’il reproduit dans L’Art de la terre chez les poitevins, et d’un grand carreau. Le catalogue du musée de Sèvres indique qu’un autre est conservé au musée archéologique de Niort. Champfeury, conservateur de Sèvres, loue en 1882 la générosité de Fillon, avant que celui-ci ne soit présenté comme un véritable mythomane : il aurait fabriqué de fausses pièces d’archives pour étayer ses théories. Quoi qu’il en soit, les extraits qu’il donne de l’inventaire de 1707 concordent avec le document conservé. Fillon cite par ailleurs une lettre du 5 février 1701 d’un fondé de pouvoir de l’intendant de madame de Montespan, aujourd’hui perdue, selon laquelle un faïencier nommé Mazois a achevé un poêle de faïence de Nevers « décoré de sujets champêtres de couleurs variées, de guirlandes de fleurs et de fruits, de mascarons en relief et des armes de madame de Montespan », commandé à son confrère Pierre Berthelot. Toujours selon Fillon, Berthelot serait venu prendre les mesures à Oiron dès 1695. Soit plusieurs années avant l’installation de la marquise au château, ce qui paraît pour le moins douteux : on peut supposer une erreur de date.
Quelle surface ?
Pour revenir au carrelage, l’état des lieux de 1866 décrit ensuite celui de la pièce attenante à la chambre dite de faïence, qui est pareillement partie en carreaux du pays et partie en faïence avec sujets bleus ; il y a cinquante et un grands carreaux en faïence, presque tous cassés et usés, et quatre-vingt-six petits également en faïence, presque tous usés et fendus. Il ressort de ce document inédit que 254 grands carreaux avaient été posés dans les deux pièces. Non de 24 cm comme l’indique l’état des lieux, ni de 23 selon le catalogue du musée de Sèvres de 1897, mais de 22,5 cm de côté, soit une surface totale de 12,85 m2. Il existe deux tailles de petits carreaux : 13,5 (soit 5 pouces) et 11,5 cm, dont subsistent respectivement 159 et 196 exemplaires aux murs du château, soit 5,49 m2. La surface des petits carreaux non reposés, en réserve à Oiron, Niort et Saumur, est de 0,27 m2. Au total, l’ensemble des carreaux de madame de Montespan ne dépasse pas 18,6 m2.
Pose murale ou au sol, en bandes ou en frises ?
Sauf à les imaginer destinés à une toute petite pièce – s’ils devaient tous être réunis en un seul endroit ? –, on avait pu prévoir de les alterner avec des carreaux unis, ainsi qu’ils furent d’ailleurs posés, en bandes, frises ou compartiments. Possiblement prévue à l’origine, la pose murale les met particulièrement en valeur et les soustrait à l’usure. Laissant de côté ceux qui étaient en trop mauvais état, la présentation actuelle en dix panneaux a utilisé un maximum de carreaux (192 grands sur 254, dont près de soixante-dix étaient cassés en 1866, et 355 petits sur 358). Le pillage dont parle Dumolin n’est donc pas avéré. Au contraire, on n’est pas loin du compte en ajoutant les quelques carreaux antérieurement recueillis par les érudits (dont un armorié au musée de Saumur et un fragment au musée de Thouars), les exemplaires en réserve à Oiron (fracturés pour la plupart), et ceux donnés au musée de Niort, qui faisaient probablement partie du reliquat inutilisé1. Au dos de l’un une étiquette indique seulement : offert par le marquis d’Oiron 1905, mais l’on a retrouvé en préparant ce dossier un entrefilet du Figaro du 22 octobre qui signale le don au musée de Niort de ces six carreaux émaillés provenant des appartements de madame de Montespan. Le marquis est en réalité le vicomte d’Oyron, dont l’épouse est à l’origine de la présentation aux murs de la bibliothèque, entre le vestibule d’entrée et la salle de billard.
Le modèle aux armes en camaïeu bleu
Madame de Montespan avait commandé ces carreaux à des faïenciers de Nevers pour le château d’Oiron, qu’elle avait fait acquérir par son fils aîné, tout en s’en réservant la jouissance (avril 1700). Sept ans plus tard, les carreaux sont en caisses, en attente de leur utilisation. Sachant que les délais de fabrication et de livraison n’excèdent pas quelques mois (2 mois pour 480 carreaux en 1635), la commande ne doit pas être antérieure à 1706. Le pavillon des Ondes, pour lequel les carreaux étaient peut-être destinés, restant inachevé, ils furent posés comme on l’a vu dans deux pièces de l’appartement qui avait été celui de la marquise, à l’étage du pavillon des Trophées. Les six caisses de sapin entreposées au salon en juillet 1707 contenaient des carreaux à ses armes. On a prétendu qu’elle avait pris l’habitude de porter ses armoiries personnelles depuis sa séparation du marquis de Montespan. C’est méconnaître l’usage habituel, pour une femme, de son nom et de ses armes. Les carreaux commandés à Nevers en 1635 par la duchesse de La Trémoïlle, qui signait Marie de La Tour, sont ainsi aux armes des La Tour d’Auvergne. Celles de Françoise de Rochechouart, marquise de Montespan, sont « fascé ondé d’argent et de gueules », c’est-à-dire rouge, comme les reliures en maroquin de sa bibliothèque. Mais, à l’exemple des paysages de même format avec lesquels ils alternent, les carreaux armoriés sont peints en camaïeu bleu, dont les faïenciers de Nevers avait fait leur spécialité, alors très à la mode. L’inventaire du château de 1707 signale d’ailleurs la chambre occupée par les faïenciers de Nevers.
Les carreaux à proverbes
Une canne et un rosaire entre les mains, une vieille femme à chaussures à talons chemine vers un château, une grosse bourse et une clé pendues à la ceinture – ce qui permet difficilement de l’identifier à une mendiante comme l’avait fait Fillon ; n’est-ce pas plutôt la propriétaire ? La scène est surmontée du proverbe « on va bien loin depuis qu’on est las », employé pour dire qu’il ne faut pas se décourager dans les affaires selon le dictionnaire de l’Académie de 1694. Autrement dit : malgré la fatigue, il faut continuer courageusement ses efforts (Littré). Dans une lettre du 4 octobre 1671, madame de Sévigné ajoute « mais quand les jambes sont rompues, on ne va plus du tout ». Sur d’autres carreaux du même modèle, sans proverbe, la vieille femme fait place à des hommes (l’un assis fumant une pipe, l’autre un fusil sur l’épaule, un troisième avec une hallebarde et une sorte de guitare dans le dos, accrochée en bandoulière, etc.) ou à un loup. Sur un autre modèle, une dame de qualité se tient sur le balcon surmontant la porte du château ; elle attrape les pigeons que deux hommes armés de bâtons s’emploient à déloger. Au-dessus, un proverbe illustre le gain tiré des efforts d’autrui : « d’autres ont battu les buissons nous avons les oiseaux. » À noter que le proverbe est inversé au profit des acteurs de la scène, comme au tout début de la Comédie des proverbes. Faut-il voir dans ces deux proverbes une allusion à la retraite de la cour de madame de Montespan, supplantée par la marquise de Maintenon ?
Arabesques et enroulements chinois
Des personnages analogues à ceux qui battent les buissons se retrouvent sur certains petits carreaux, dont les sujets sont d’une infinie variété, en vue de divertir le spectateur : paysages maritimes ou champêtres, animés par des constructions, des figures, ou des animaux (héron avec un serpent dans le bec, renard mangeant une poule ou un lapin, etc.). Spécialiste de la faïence de Nevers, Jean Rosen a noté la qualité assez sommaire du dessin à main levée, un peu naïf, de ces carreaux, qui dénote une application moindre des faïenciers par rapport au niveau de la production des années 1675, et ce même dans le cadre d’une commande aussi prestigieuse. Il n’en va pas de même pour les grands carreaux à arabesques, sans doute réalisés au poncis, c’est-à-dire à l’aide d’un modèle percé de trous d’épingles sur les contours, afin de marquer le dessin sur la faïence en passant une ponce sur le tracé. Plus soignés, et bien moins nombreux, ces carreaux à ramages sont de deux types : à arabesques végétales enrichies de fleurs ou de grotesques. De nombreux petits motifs remplissent toute la surface. Parti décoratif qui n’est pas sans évoquer l’horreur du vide de certaines céramiques grecques antiques. Rosen observe une nouveauté : « la rencontre des “enroulements chinois” caractéristiques de la fin du xviie siècle et quelques éléments de lambrequin précoce empruntés à Rouen », ou de broderies comme on disait alors. Certains carreaux ont conservé leur glaçure.
1. En réserve à Oiron, la plupart à l’état de fragments ou très usés : 24 grands carreaux et 12 petits (7 de 13,5 cm et 5 de 11,5 cm), compris le don Rigaud. Au musée de Niort, outre celui signalé au musée archéologique en 1897 : 2 grands et 4 petits (1 de 13,5 et 3 de 11,5 cm) donnés en 1906. Un petit à Saumur (13,5 cm). Une quinzaine de petits carreaux n’était donc pas en place en 1866, si le décompte de l’état des lieux est exact : on en dénombre actuellement 372, contre 358 en 1866.
Sur le château d’Oiron
« De retour à Oiron », L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 119, hiver 2018, p. 56–59.
« Le recueil du duc d’Antin », L’Actualité Poitou-Charentes n° 110, automne 2015, p. 26–29.
« Tombeaux de marbre des La Trémoïlle et des Gouffier », L’Actualité Poitou-Charentes n° 107, hiver 2015, p. 46–47.
« Les Métamorphoses au plafond du château d’Oiron », L’Actualité Poitou-Charentes n° 106, automne 2014, p. 39.
« Oiron. La chambre du Roi », L’Actualité Poitou-Charentes n° 102, automne 2013, p. 22–25.
« L’orange cultivée au Grand Siècle », L’Actualité Poitou-Charentes n° 93, juillet-septembre 2011, p. 45.
« Oiron. Un visage retrouvé », L’Actualité Poitou-Charentes n° 87, janvier-mars 2010, p. 46–47.
« Oiron. La galerie restaurée », L’Actualité Poitou-Charentes n° 86, octobre-décembre 2009, p.40–41.
« Madame de Montespan à Oiron », L’Actualité Poitou-Charentes n° 78, octobre-décembre 2007, p. 40–41.
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