Virginie Duvat & Alexandre Magnan — Risques et responsabilité
La responsabilité des sociétés humaines dans la genèse des catastrophes
Entretien Aline Chambras
L’Actualité Poitou-Charentes n° 106 automne 2014
Dans leur ouvrage, Des catastrophes… «naturelles» ? (Le Pommier, 2014), Virginie Duvat, professeur de géographie à l’Université de La Rochelle (UMR LIENSs, CNRS), membre du GIEC et spécialiste des milieux tropicaux, et Alexandre Magnan, spécialiste des questions de vulnérabilité et d’adaptation au changement climatique (Iddri), posent d’emblée l’idée que les catastrophes dites «naturelles» ne le sont pas tant que ça : si leur origine est bien naturelle, les dégâts qu’elles provoquent sont à mettre au crédit des sociétés humaines qui, dans leur manière de gérer leur environnement, ont leur part de responsabilité. Urbanisation massive des littoraux, mythe de la sûreté ingénierique, absence de conscience du risque, etc., sont autant d’éléments qui rendent les tempêtes, tsunamis, sécheresses et autres aléas «naturels» si dévastateurs. Cette vulnérabilité des sociétés n’est pourtant pas une fatalité. À l’heure du changement climatique, qui pourrait bien renforcer l’intensité des aléas naturels d’origine météo-marine dans certaines régions, des solutions existent.
L’Actualité. – L’idée directrice de votre livre est la suivante : si le nombre et les impacts des catastrophes naturelles ont augmenté au xxe siècle, c’est avant tout parce que les sociétés contemporaines sont davantage productrices de risques. Vous démontrez ainsi que les catastrophes naturelles n’ont en fait pas grand chose de naturel. Pourriez-vous expliquez cela ?
Virginie Duvat et Alexandre Magnan. – Les catastrophes naturelles ont ceci de naturel qu’elles sont provoquées par des phénomènes naturels, les aléas : tempêtes, épisodes de sécheresse, séismes, etc. Le phénomène qui déclenche la catastrophe est donc bel et bien naturel, et ses caractéristiques (sa force, sa durée, etc.) expliquent en partie la localisation et l’ampleur des dégâts. Mais il ne faut pas s’arrêter à cela, car l’on ne peut parler de catastrophe naturelle que si une société humaine est affectée par l’aléa qui se manifeste. Or, l’ampleur d’une catastrophe est en large partie déterminée par les caractéristiques du territoire concerné, autrement dit par sa vulnérabilité et sa capacité de réponse. Celles-ci tiennent à de nombreux facteurs, comme l’existence ou non de bâti, d’infrastructures et d’activités dans les zones les plus exposées aux aléas (basses et proches de la mer) ; l’état des écosystèmes côtiers «amortisseurs de vagues» (dunes et récifs coralliens, par exemple) ; la nature de l’habitat (en dur ou pas, à étage ou pas) ; la capacité des acteurs et des habitants à faire face à une situation de crise ; la qualité des infrastructures sur lesquelles reposent l’approvisionnement de la population (eau, électricité, etc.) et son éventuelle évacuation, etc. Ce sont au total de nombreux facteurs, à la fois environnementaux, sociétaux, culturels, économiques, politiques et institutionnels, qui expliquent la résonance d’un événement donné, autrement dit le fait que deux territoires touchés par un événement naturel aux caractéristiques comparables ne sont impactés ni de la même manière, ni avec la même intensité. Dans cet ouvrage, pour l’illustrer, nous décryptons sept cas de catastrophes «naturelles» survenues dans différentes régions du monde, du Japon aux États-Unis en passant par le Bangladesh, la Caraïbe et les Îles Marshall (dans le Pacifique). Ces différents exemples montrent en quoi les sociétés humaines fabriquent, sur le temps long, les catastrophes qui les affectent. Et il est fondamental d’avoir pleinement conscience de la responsabilité qu’ont les sociétés humaines dans la genèse des catastrophes pour pouvoir réduire l’ampleur de ces dernières à l’avenir, car toute notre marge de manœuvre réside justement dans la réduction de cette vulnérabilité multi-dimensionnelle.
En quoi le changement climatique représenterait-il l’opportunité de nous renvoyer à une culture de la nature, au détriment d’une culture de la technique ?
Le changement climatique est en train d’exacerber les pressions naturelles qui s’exercent sur les sociétés humaines, à travers une multitude de processus : pression sur les ressources naturelles (ressource en eau, biodiversité dont on sait qu’elle rend de nombreux services aux sociétés, etc.) augmentation des risques sanitaires et, pour ce qui nous concerne ici, de ceux d’origine météo-marine, sous l’effet de l’élévation du niveau de la mer et de l’intensification attendue des tempêtes dans certaines régions. Il va donc mettre très sérieusement à l’épreuve les solutions techniques mises en œuvre par les sociétés humaines pour résister aux aléas, et apporter la preuve de leurs limites. [su_quote]Sur le littoral, les digues ne suffiront pas à protéger hommes et biens. Il va donc falloir envisager d’autres stratégies que la résistance à la mer, des stratégies d’adaptation aux pressions naturelles. [/su_quote]Or, cela implique un changement de regard et de mentalité ! Il faut rapprocher les sociétés actuelles de leur environnement proche, dont elles appréhendent mal en quoi il est, à côté des opportunités qu’il offre, également porteur de danger. Il n’y a qu’en développant cette culture de la nature que l’on fera évoluer les pratiques d’aménagement du territoire. En termes concrets, si nous avions cette culture de la nature, la plupart des maisons avec vue sur mer ne se vendraient plus, car elles exposent leurs habitants aux risques liés à la mer et empiètent sur les défenses naturelles que sont les dunes !
Les vulnérabilités de nos sociétés face aux aléas naturels ne sont pas, selon vous, indépassables. Mais pour y remédier, vous parlez de «révolution territoriale». Des changements radicaux s’imposent-ils donc ?
Au vu des logiques qui régissent l’aménagement des territoires littoraux depuis environ un siècle, l’on peut en effet considérer que nous avons à engager une véritable révolution territoriale pour s’adapter à des risques exacerbés par le changement climatique. Il va y avoir, pendant quelques décennies, de fortes résistances. Mais des catastrophes continueront à se produire qui, comme par le passé, alerteront les sociétés humaines sur les risques qu’elles prennent et qu’elles créent. Sur le temps long, ces catastrophes feront progresser les sociétés vers des modes de développement plus adaptés. L’enjeu est que les sociétés actuelles anticipent les risques futurs en s’adaptant dès maintenant. Pour la première fois de notre histoire, nous disposons de connaissances scientifiques robustes sur les changements climatiques futurs et leurs conséquences en termes de risques : dans ce contexte, alors que nous connaissons par ailleurs les solutions à mettre en œuvre, allons-nous manquer de la volonté politique et citoyenne ? C’est le dernier point que nous abordons dans cet ouvrage, celui de la capacité des sociétés à prendre leur destin en main. C’est une question philosophique absolument majeure à l’aube du xxie siècle.
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