Tabagisme : logique d’un comportement insensé

Photo Géraldine Quintin-Val.

Par Géraldine Quintin-Val

Avec ses 75 000 morts par an, le tabagisme est la première cause de mortalité évitable en France. Savoir cela ne suffit pourtant pas à convaincre 20 millions de Français d’arrêter de fumer. Pourquoi ? Qu’apporte la cigarette pour qu’il soit si difficile d’y renoncer, au risque d’y perdre la vie ?

«C’est fou quand même de fumer», nous confie Louane, jeune fumeuse de vingt-quatre ans. Consommer un produit, dont la létalité est connue et reconnue de tous, ne peut évidemment qu’apparaître comme une folie. Pourtant, si un quart des Français persévèrent dans ce comportement, la psychologue que je suis est tentée de penser qu’il y a bien une logique derrière cela. C’est ce qui m’a amenée à explorer cette problématique au travers de mon doctorat en psychologie clinique et psychopathologie, à l’université de Poitiers, au sein du laboratoire CAPS. Afin de comprendre les fumeurs et les raisons de ce comportement volontaire, représentant la première cause de mortalité évitable dans notre pays, je suis allée à la rencontre de fumeurs, mais également de non-fumeurs et d’anciens fumeurs majeurs, sans troubles psychiatriques ni autres addictions associées. Je les ai tous interrogés sur leur rapport au tabac, leur histoire infantile et leur rapport au corps. Dans ce cadre-là, j’ai ainsi réalisé quarante entretiens auprès d’hommes et de femmes de 22 à 73 ans. Toutes les séances, d’une heure en moyenne, ont été intégralement enregistrées et retranscrites, avant d’être analysées par mes soins. De mes cinq années de recherches sur le terrain et dans la littérature, j’en ai conclu qu’il n’existe pas une mais des logiques à l’œuvre dans le comportement tabagique.

La dépendance physique à la nicotine

Fumer provoque indéniablement une dépendance. Celle-ci peut cependant être de différentes natures. La plus connue est la dépendance physique. Elle est provoquée par la nicotine, une molécule psychotrope modifiant la chimie cérébrale, amenant le fumeur à ressentir un inconfort dès que son taux sanguin passe en-dessous d’un certain seuil. Cela entraine le fumeur à consommer régulièrement du tabac afin d’éviter les signes de manque. Lorsque la personne souhaite arrêter, l’utilisation de substituts nicotiniques – en gommes ou en patchs – permet d’éviter les désagréments du syndrome de sevrage. En réduisant progressivement l’apport en nicotine, cela permet au cerveau de retrouver, petit à petit, un équilibre sans la molécule. Et pourtant, une fois la dépendance physique résorbée, nombre de personnes se remettent à fumer alors même que leur corps n’en éprouve plus le besoin. Ceci s’explique par l’existence d’une autre forme de dépendance, bien plus tenace et pourtant bien moins étudiée.

La dépendance psychologique

La dépendance physique n’est qu’une des raisons rattachant le fumeur à sa cigarette. Au-delà de l’aspect purement physiologique, dont le traitement est relativement basique, la majorité des fumeurs présentent également une dépendance psychologique, en raison de laquelle ils ne peuvent pas se passer du produit, et ce, même lorsqu’ils ne présentent pas de dépendance à la nicotine. Cette dépendance psychologique est bien souvent associée à l’addiction, comme me l’ont fait remarquer nombre de fumeurs que j’ai rencontrés, comme Monique (65 ans) qui justifie ainsi son comportement : «C’est l’addiction», Laureen (25 ans) : «Même si on peut se le cacher au début […] ça reste une addiction quand même» ; ou Louane (24 ans) : «C’est en lien avec l’addiction, j’ai besoin de ma nicotine». Le tabagisme serait donc une addiction. Au premier abord, cette affirmation semble relever de l’évidence. Pourtant, l’étude approfondie des cas que j’ai rencontrés m’amène à relativiser cette idée : fumer peut être une addiction, mais pas seulement. Pour comprendre cela, il est d’abord nécessaire de revenir sur la compréhension de cette notion d’addiction, du point de vue de la psychologie.

Qu’est-ce que l’addiction ?

Une addiction peut se faire à un produit psychotrope ou un comportement. Dans tous les cas, que l’on soit addict à l’alcool, à la drogue, au tabac ou au jeu, on repère le même fonctionnement psychique. Chez les personnes concernées, la prise de produits ou le comportement ont pour objectif de permettre à la personne de se débarrasser de ses affects négatifs. Cela permet au sujet d’éviter d’y penser, tout autant que de les ressentir. De ce fait, l’addiction apporte un apaisement à des individus qui ne sont pas en mesure de se confronter à leurs affects et/ou de supporter ce qui peut les mettre à mal. À ce sujet, notons que le fait de prendre un produit ou de poser un comportement pour se débarrasser d’un affect désagréable n’a rien de pathologique en soi. C’est le cas de l’apéritif du vendredi soir ou d’un achat compulsif effectué pour se réconforter dans un moment de vague à l’âme. Cette conduite ne devient un problème que lorsqu’elle représente pour la personne la seule et unique solution pour réguler ses affects.

Cette recherche exclusive d’apaisement grâce à la cigarette est fréquente chez les fumeurs. C’est souvent cela qui entraine la rechute de ceux qui essaient d’arrêter, comme Malo (31 ans) qui explique : «C’est un gros pic de stress qui m’a fait reprendre. […] Je travaillais avec mon père. On s’est bien disputé et y avait mon cousin qui fumait et je lui ai dit voilà : “donne-moi une cigarette, faut que je me calme”. Il m’a donné une cigarette et je suis reparti.  […] Le lendemain j’allais m’acheter un paquet de cigarettes.»Cet aspect renvoie à une difficulté du sujet à s’apaiser tout seul.

Le fumeur utilise donc un objet extérieur pour se calmer, à la manière du petit enfant serrant fort son ours en peluche pour se rassurer quand sa mère n’est pas là. C’est ce que nous fait remarquer Louane (24 ans) : «Je trouve que la cigarette c’est un peu comme un doudou ou une béquille […] une béquille illusoire […] temporaire.» Temporaire, le mot est bien choisi, car en effet, si le doudou du tout-petit lui permet, peu à peu, d’apprendre à s’apaiser seul, la cigarette ne permet rien de tel. Elle calme sur le moment mais cela ne dure pas, d’où la nécessité de recommencer encore et toujours, dynamique spécifique à l’addiction. Cet usage de la cigarette n’est pourtant pas le seul, tous les fumeurs ne se situant pas dans le mécanisme de l’addiction tel que nous venons de le définir.

La cigarette : objet symbolique

Si certains recherchent l’apaisement dans la cigarette, d’autres se positionnent davantage dans une dimension hédonique. Fumer représente alors un plaisir. Ce plaisir est d’ailleurs rarement lié à l’effet psychotrope du produit mais plutôt à la valeur symbolique que le fumeur accorde à sa cigarette. Celle-ci vient alors représenter un objet de plaisir en lien avec son histoire infantile. Elle vient prendre la place de ce qui a pu faire défaut, réparant en quelque sorte une blessure du passé. C’est le cas par exemple d’Aurélie (48 ans) qui aime «le fait de tenir la cigarette, le contact» et qui perçoit la cigarette comme «une consolation, c’[est] quelque chose qui m’aid[e] dans ces moments difficiles […] c’est comme si j’étais moins seule peut-être». La cigarette représente ici la mère des interactions précoces dont les câlins consolent le petit enfant en détresse, mère qui a fait défaut chez Aurélie, celle-ci l’ayant abandonnée à sa grand-mère dès la naissance. Cette dimension symbolique fait également avancer à Catherine (64 ans) : «Je dirais pas que ma cigarette c’est une amie, mais presque. […] Elle ne me juge pas. Elle est là, à côté de moi.» C’est également ce que nous confie Yassine (26 ans) : « Quand je me pose, quand je réfléchis par rapport à certaines choses, la cigarette est toujours là pour m’accompagner.»

La cigarette fumée dans une perspective de plaisir symbolique se retrouve également chez ceux qui la considèrent comme un facteur de lien social. Fumer apparaît alors comme ce qui permet ou facilite la relation, comme nous le fait remarquer Yassine : «On se sociabilise à travers la cigarette […] Je me suis fait des amis quand même avec ce moyen-là. J’avais pas de briquet, je demande un briquet à quelqu’un, on entame une conversation, bam… et on devient super potes.» C’est également ce que relève Murielle (48 ans), se remémorant ses années de tabagisme : «J’avais le plaisir de fumer avec les autres, de fumer pendant les pauses. […] Enfin, c’était un moment convivial. Je travaillais dans une équipe où on était nombreux à fumer et en fait, aller fumer ensemble, c’était vraiment un temps de partage quoi. On se retrouvait ensemble, on faisait une pause en fumant.» Dans cette configuration, la cigarette n’est pas tant appréciée pour son effet psychotrope que pour ce qu’elle représente dans la relation à l’autre.

La prise en charge de la dépendance psychologique

Nous constatons donc que derrière un même comportement – le tabagisme – nous pouvons avoir deux logiques différentes, toutes deux pouvant être à l’origine d’une dépendance psychologique. Celle-ci ne renvoie cependant pas aux mêmes mécanismes psychiques selon que la personne a besoin de la cigarette pour réguler ses affects, ce qui est le cas dans l’addiction, ou qu’elle considère celle-ci comme seul moyen d’obtenir un certain plaisir. Selon que la conduite est motivée par l’un ou l’autre de ces enjeux, la prise en charge de la dépendance psychologique ne sera évidemment pas la même. Dans un cas, il sera nécessaire de permettre à la personne d’acquérir des capacités pour ne plus être submergée par ses affects désagréables alors que, dans l’autre, il faudra accompagner le sujet dans le renoncement à ce plaisir, en l’aidant à comprendre ce que la cigarette représente pour lui et pourquoi il s’y est attaché de cette manière. Si fumer répond à une blessure de l’enfance, panser celle-ci permettra au sujet de lâcher sa cigarette sans difficulté. Parallèlement à cela, il est également nécessaire de considérer la présence ou non d’une dépendance physique, celle-ci n’étant pas liée à la dépendance psychologique et devant être prise en charge séparément.

Bibliographie
Bonnet, A., Bejaoui, M., Bréjard, V., Pedinielli, J.-L. (2011) «Dépendance physiologique et fonctionnement émotionnel chez les jeunes adultes : affectivité, intensité émotionnelle et alexithymie dans la consommation de substances psychoactives», Annales Médico-Psychologiques, 169, pp.92–97
Fernandez, L., Letourmy, F. (2007) Le tabagisme. De l’initiation au sevrage, Paris : Armand Colin, collection 128
Lesourne, O. (2008) Le grand fumeur et sa passion, Paris : Presses Universitaire de France
McDougall, J. (2004) «L’économie psychique de l’addiction», Addiction et dépendance, Revue Française de Psychanalyse, 68, pp.511–527
Pedinielli, J‑L., Rouan G., Bertagne P. (2022) Psychopathologie des addictions, Paris : Presses Universitaires de France, Que sais-je ?
Quintin-Val, G., Serra, W., Albarracin, D. (2022) «Lutte contre le tabagisme : fondement historiques et efficacité des mesures de prévention à la lumière de la clinique», Psychotropes, 28, 3–4, pp.119–142

Géraldine Quintin-Val est psychologue et doctorante en psychologie et psychopathologie, Attachée temporaire à l’enseignement et à la recherche au laboratoire CAPS, département de psychologie de l’Université de Poitiers.
Titre de ma thèse : « Les enjeux psychiques du comportement tabagique »
Directrices de thèse : Pr Dolores ALBARRACIN, Psychologue, Professeure des Universités, Université de Poitiers, Département de psychologie, Laboratoire CAPS
Co-directeur de thèse : Dr Wilfried SERRA, Psychiatre, Addictologue, CH Laborit, Poitiers

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.