Georges Pon – Traduction, édition, érudition

Georges Pon chez lui à Poitiers en 2018. Photo Eva Avril.

En hommage au médiéviste Georges Pon, décédé le 29 décembre 2023, voici l’entretien publié dans L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 121 où il nous livre en toute modestie son parcours d’érudition, de l’histoire économique à l’histoire religieuse en passant par les traductions du latin et les éditions critiques.

Entretien Edina Bozóky et Jean-Luc Terradillos

Georges Pon a été longtemps plus enseignant que chercheur mais depuis sa retraite en 1998, il s’est entièrement consacré à des travaux de recherche. Il a privilégié le travail d’équipe, l’érudition, mais en même temps montré le souci de faire connaître par la traduction à un plus vaste public les textes médiévaux. C’est pour lui la «vraie gloire», une gloire durable.

L’Actualité. – Pourquoi avez-vous choisi le Moyen Âge comme époque d’étude ?

Georges Pon. – Je voulais faire de l’histoire. Je suis allé en khâgne au lycée Henri-IV, à Paris, j’ai échoué à l’oral de Normale Sup’ et choisi de poursuivre mes études à la Sorbonne. C’est là que j’ai découvert le Moyen Âge et que j’ai commencé à comprendre la différence entre les professeurs généralistes de la khâgne qui faisaient de brillantes synthèses et les professeurs-chercheurs.

J’ai découvert aussi l’œuvre de Marc Bloch. Dans l’éveil d’une carrière, les lectures ont autant d’importance que les professeurs. J’ai décidé de faire un mémoire de maîtrise en histoire médiévale, sur la vie économique dans la Catalogne entre le xe et le xiiie siècle.

Pourquoi faire un travail sur la Catalogne ?

C’est le professeur Yves Renouard qui m’a proposé le sujet. Je ne l’ai pratiquement jamais rencontré. À cette époque, les professeurs de la Sorbonne n’avaient pas de bureau. Ils vous accordaient trois minutes dans un couloir. La recherche n’était pas vraiment dirigée. On n’avait aucune formation de base : pas de cours de méthodologie pour nous expliquer comment faire des fiches, nous présenter les instruments de travail. Il fallait tout découvrir et on ne pouvait le faire qu’à la Bibliothèque nationale, mais pour les trouver il fallait consulter trois ou quatre séries de fichiers.

Il fallait aussi compter avec la difficulté de la langue des sources. Je connaissais bien le latin classique, mais le latin de textes catalans du xe siècle est tout à fait particulier.

Comment avez-vous découvert le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale ?

Après avoir soutenu mon mémoire, j’ai passé l’agrégation avec succès, et l’on m’a proposé un poste à Poitiers ou à Pamiers, dans l’Ariège. Poitiers était plus proche de Paris, et j’avais entendu parler du Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM).

J’enseignais à l’École normale d’instituteurs, alors installée dans les bâtiments du doyenné Saint-Hilaire. Je suis allé voir les locaux du CESCM où j’ai rencontré le secrétaire général, Pierre Gallais, et j’ai tout de suite été enthousiasmé par le premier étage où se trouvaient alors réunis dans la salle de séminaire et la bibliothèque tous les outils du médiéviste, les sources et les cartulaires. Merveille !

L’année suivante, en 1962–1963, le service militaire m’a envoyé au Prytanée militaire de La Flèche, en même temps que Gabriel Bianciotto – nous partagions la même chambre. J’ai profité de ces mois pour lire la collection des Annales. Économies, sociétés, civilisations, la revue fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre.

De retour à l’École normale, j’ai suivi autant que possible les séminaires du CESCM. Je regrette de n’avoir pu participer à ceux de Marie-Thérèse d’Alverny, une des premières chartistes, femme remarquable, lumineuse et généreuse. Elle enseignait la codicologie, la philosophie, la pensée islamique, disciplines où elle était réputée.

Comment avez-vous intégré le CESCM ?

Je me suis inscrit à la session d’été de 1964 [dossier de L’Actualité sur les 60 ans des sessions d’été du CESCM]. C’est là que j’ai rencontré ma future femme, Charlotte Willemsen. Un peu plus tard, dans son séminaire, le directeur, Edmond-René Labande, m’a remarqué. Je posais beaucoup de questions, je connaissais bien le latin ; il m’a laissé entendre qu’il pourrait peut-être m’engager comme assistant. Alors, en 1967, j’ai entrepris sous la direction de Jacques Boussard la publication des actes de Fontaine-le-Comte, sujet de thèse de 3e cycle qui m’a été suggéré par Dom Jean Becquet, moine de Ligugé, grand spécialiste des chanoines réguliers en France. J’ai compris la difficulté de la tâche : ma formation paléographique n’était pas très poussée, la salle des Archives départementales (rue Édouard-Grimaux à l’époque) était minuscule, pleine de généalogistes bruyants et de secrétaires bavardes. En 1974, j’ai soutenu ma thèse. Un professeur de Bordeaux, M. Guillemain, m’a dit : «Vous avez fait ce travail, maintenant il s’agit de devenir historien !» Pourtant, j’avais écrit 200 pages d’introduction historique, et j’étais assistant d’histoire du Moyen Âge depuis 1968.

Quand avez-vous commencé à publier des articles ?

Je n’ai publié mon premier article qu’en 1975, dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, sur l’apparition des chanoines réguliers en Poitou, une petite communauté nommée Saint-Nicolas, qui a donné le nom d’une rue à Poitiers. On recrutait facilement un assistant qui n’avait rien publié, mais ensuite, pour être titularisé comme maître-assistant, il devait achever sa thèse de 3e cycle ou rédiger une partie significative de la thèse d’État.

Vous avez donc entrepris une thèse d’État.

Après ma thèse de 3e cycle, j’avais l’intention d’entreprendre une recherche d’histoire économique et sociale du Poitou qui répondait à la fois aux modèles de l’époque et aux liens que j’entretenais avec le monde rural. J’avais connu pendant la guerre et après 1945 des campagnes qui ressemblaient encore aux campagnes médiévales : les outils étaient les mêmes, la fourche, la faux, la faucille. Mais, pour le Poitou, le sujet avait été en partie défloré par l’ouvrage d’un bon historien du droit, Marcel Garaud, Les Châtelains du Poitou, et par celui de mon ami américain Georges Beech sur la Gâtine poitevine. Puis a paru la thèse de Pierre Toubert sur le Latium. Pour moi c’était un chef‑d’œuvre. Je me suis rendu compte que j’étais incapable de faire quelque chose s’en approchant même vaguement.

J’ai donc abandonné l’histoire économique pour l’histoire religieuse du diocèse de Poitiers du ixe au xiiie. J’allais à la Bibliothèque nationale et aux Archives nationales. Il n’y avait pas d’ordinateurs, on n’obtenait des photocopies que très difficilement, et il était interdit de faire de photos. Ainsi, j’ai accumulé toutes sortes de fiches, mais je n’ai su ni les classer ni les utiliser, etc. Ma recherche a été également retardée par les changements qui ont suivi 1968, la nécessité d’inventer de nouvelles méthodes d’enseignement, ainsi que par les fonctions de secrétaire général que j’ai exercées pendant dix ans au CESCM sous la direction successive d’Edmond-René Labande, Pierre Bec et Robert Favreau. Finalement, vers 1983–1984, j’ai décidé que je resterai maître de conférences et ne ferai que ce que je savais faire, c’est-à-dire des éditions et des traductions de textes diplomatiques et de textes narratifs.

Église Saint-Sever dans les Landes. Photo Jean Cabanot.

N’est-ce pas aussi parce que vous aimiez travailler en équipe ?

Edmond-René Labande reprenait la tradition allemande des séminaires, notamment pour la traduction de l’autobiographie de Guibert de Nogent. C’était là un atelier de travail collectif où chacun apportait sa contribution. C’est là que j’ai appris à travailler avec d’autres historiens comme Yves Chauvin, Jean Cabanot, Keith Bate et, ces dernières années, avec Élisabeth Carpentier : on a à peu près le même âge, le même type de formation, on se comprend à demi-mot. Non seulement le travail d’équipe est efficace mais il renforce aussi l’amitié.

Qui était Adémar de Chabannes auquel vous avez consacré beaucoup de temps ?

Adémar de Chabannes était un Limousin de petite noblesse devenu moine à Saint-Cybard d’Angoulême. Dans les deux premiers livres de son Chronicon, il reprend les sources antérieures, souvent en les copiant littéralement. C’est le roman national de l’an mil. Le dernier livre est consacré à des événements plus récents sur lesquels il apporte des renseignements originaux. L’édition a été établie en 1999 par Pascale Bourgain et par un historien américain, Richard Landes. J’ai été chargé de la rédaction des notes.

Ensuite avec Yves Chauvin, nous avons fait la traduction de la Chronique, publiée en 2003. Dans l’introduction, j’ai insisté sur deux points. D’une part, Adémar de Chabannes n’était pas un fanatique de la Paix de Dieu, alors que certains historiens des années 1990 considéraient que c’était un mouvement gigantesque. D’autre part, il portait son regard fort loin, jusqu’à Jérusalem, il connaissait la conversion de la Bohème, de la Pologne et de la Hongrie, l’arrivée des Normands en Italie du Sud. C’était un homme bien renseigné, ouvert sur le monde. Il ne faut pas imaginer les monastères comme des lieux fermés où l’on passait son temps à prier le ciel. On y recevait des pèlerins, les nouvelles circulaient largement et Adémar de Chabannes était curieux.

Vous avez multiplié et diversifié vos recherches et travaux une fois à la retraite en 1998.

L’édition, la traduction et le commentaire du récit de fondation de l’abbaye de Maillezais, composé vers 1060–1070 par le moine Pierre furent encore un travail collectif commencé par Edmond-René Labande. J’ai rédigé l’introduction du volume, travail dont je suis le plus satisfait. C’est Emma, épouse du duc d’Aquitaine Guillaume Fier à Bras, qui a eu l’idée de fonder un monastère dans une île du Marais poitevin où l’on avait découvert les restes d’une église abandonnée. Ce récit, en partie légendaire, est un excellent exemple d’un genre à demi historique, et il est aussi une contribution très utile à l’histoire des femmes et à la conquête de l’Ouest du Poitou.

En même temps que ces travaux portant sur des sources narratives, nous avons publié avec Robert Favreau le Cartulaire de Fontevraud dont l’édition avait été préparée par Jean-Marc Bienvenu.

J’ai aussi participé à un autre travail collectif qui nous éloignait du Poitou, l’Histoire de Philippe Auguste écrite par le moine-médecin Rigord. Il en existait une ancienne édition et une traduction de Guizot. Mais ces ouvrages n’étaient plus disponibles. Aussi avons-nous l’idée de tenir un séminaire de traduction auquel participaient plusieurs médiévistes, aussi bien des historiens que des littéraires. Rigord m’avait un peu éloigné du Poitou. J’allais y revenir en participant à une nouvelle collection créée par Mgr Rouet, archevêque de Poitiers, dans le cadre de l’association Gilbert de la Porrée. J’ai participé à un volume sur Radegonde et dirigé un autre sur Gilbert de la Porrée, évêque de Poitiers au xiie siècle et grand théologien, que nous avons pu offrir à Mgr Rouet que j’admirais beaucoup.

Détail de la porte ogivale dite des Apôtres de la cathédrale de Dax. Photo Jean Cabanot.

Qu’est-ce qui vous a ensuite orienté vers Dax et la Gascogne ?

J’avais à Dax un ami, Jean Cabanot, que j’avais rencontré à la session d’été de 1964. Après la redécouverte du cartulaire de la cathédrale de Dax, document des xie et xiie siècles, il m’a demandé d’en faire l’édition et la traduction. Nous avons pris l’habitude de travailler ensemble soit à Dax soit par l’échange de courriers électroniques. Jean Cabanot s’est occupé surtout de l’identification des lieux et de la mise au point de la publication. Par la suite nous avons publié deux gros volumes de documents sur l’abbaye de Saint-Sever, suivis d’une histoire de cette abbaye écrite en bonne partie par Jean Cabanot.

Nous avons publié le Beatus de Saint-Sever d’après le manuscrit latin 8878 de la Bibliothèque nationale de France (2012, site internet : Cehag). On appelle Beatus le commentaire de l’Apocalypse, composé au viiie siècle par un moine des Asturies, Beatus de Liebana. Nous lui avons consacré, Jean Cabanot et moi, une étude particulière, parue dans le Bulletin de la Société de Borda (2013).

Depuis plusieurs années, vous cultivez de nouveaux champs d’érudition : vies et miracles des saints régionaux.

Le compagnonnage avec Jean Cabanot ne m’a pas coupé des liens avec les chercheurs poitevins. Yves Chauvin nous a quittés trop tôt, peu de temps après sa retraite. Les liens entre Élisabeth Carpentier et moi se sont encore resserrés. Nous avons publié deux récits importants sur la fondation de l’abbaye de Montierneuf de Poitiers par Guillaume VIII et sur celle de l’église de La Chaize-le-Vicomte.

Après la mort de mon épouse en juillet 2010, j’ai continué à travailler avec Élisabeth Carpentier sur des dossiers hagiographiques concernant des saints du Poitou : saint Junien de Mairé, saint Maixent avec la collaboration de Soline Kumaoka, les miracles de saint Hilaire avec la collaboration de Robert Favreau, ainsi que la vie de saint Aubin d’Angers par Venance Fortunat.

Quel jugement portez-vous sur l’évolution de la recherche historique ?

Si je jette un regard d’ensemble sur ma vie de chercheur, je fais plusieurs constatations. J’ai abandonné mes ambitions de jeunesse d’être comme Marc Bloch, Georges Duby et mon ami André Chédeville, un spécialiste de l’histoire des campagnes médiévales. J’ai «labouré» les cartulaires pour une bien maigre récolte.

Je dois beaucoup à deux institutions, le CESCM et la Société des Antiquaires de l’Ouest dont je suis membre depuis près de cinquante ans. Je ne sais pas si l’on a beaucoup pratiqué l’interdisciplinarité au Centre, mais j’ai toujours eu les contacts les plus fructueux avec les historiens de l’art et les archéologues : Marie-Thérèse Camus, Claude Andrault, Luc Bourgeois.

Je ne suis que difficilement les nouveaux sentiers de l’histoire médiévale. Il m’arrive de regretter qu’on néglige l’histoire sociale des Annales pour traiter de sujets plus «frivoles», du moins en apparence. Mais j’admire beaucoup mes «jeunes» collègues, Martin Aurell, Cécile Treffort, Thomas Deswarte. Ils ont commencé très tôt la recherche. Sitôt inscrits en thèse, ils ont dû participer à toutes sortes de journées d’études et de colloques et multiplier les publications, affronter des concours de recrutement de plus en plus difficiles, puis, quoique surchargés de tâches administratives, continuer à produire communications, livres et articles. Je crois qu’ils sont plus travailleurs que nous ne l’étions et plus novateurs dans leur démarche, même s’ils abusent parfois de problématiques compliquées.

Mappemonde du Beatus de Saint-Sever. Beatus de Liebana, Commentarius in Apocalypsim, Saint-Sever (Landes), vers 1060. Manuscrit sur parchemin, 290 folios, 37 x 29 cm, BnF, Manuscrits, Latin 8878, fo 45bis vo 45ter.
A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.