S’habiller du récit 2/2

Virginie Ollagnier, Carole Morel, « Nellie Bly. Dans l’antre de la folie », Glénat, 2021.

Par Amina Tachefine

L’usage du tissu dans la bande dessinée comme marqueur sexuel, professionnel ou social, permet de remplacer la parole. Le corps joue avec les vêtements et est modelé par lui. L’accoutrement conteste la norme ou enferme le personnage dans celle-ci. Habiller le corps permet de nouveaux espaces de narrations. 

Que révèlent les caricatures des soldats allemands réalisées lors de la Première Guerre mondiale ? Yann Jarriault questionne les représentations et la place de l’image en période de conflit. Doctorant à l’université de Poitiers, il travaille sur les pratiques mémorielles en Vienne et en Aveyron durant la Grande Guerre. 

La presse illustrée est une arme idéologique en temps de guerre. En raillant les Allemands, le dessin transforme les attributs physiques en des émetteurs de qualités morales. Lorsque le journal La Baïonnette fait paraître un dessin où Guillaume II est vêtu d’un habit aux allures de carnaval, accompagné d’un couvre-chef oriental, il qualifie le Kaiser de bouffon, en rappelant par son turban la présence de l’Allemagne en Turquie. Son accoutrement renforce un trait de personnalité. On prétend que son caractère est instable. D’autres images représentent le chef d’Etat allemand vêtu d’un tablier de boucher, d’un masque à gaz ou d’une cape blanche. Dénonçant la barbarie de la politique guerrière allemande, l’iconographie caricaturale intègre une dimension comique par le grotesque. 

 La Baïonnette, 10 février 1917, couverture illustrée par Georges Delaw. 

Le soldat français est paré d’un uniforme improvisé, fabriqué par des bandes de tissus souillés. Au début de la guerre, l’armée française fait face à une pénurie d’uniformes, qu’elle compense en fournissant des modèles simplifiés. La caricature du poilu, positive, montre un combattant fier. Il est redressé, prêt à l’assaut, le bleu de son uniforme rappelant l’horizon. L’Allemand, vêtu de vert, évoque un soldat caché dans le sol. Le peintre Marco de Gastyne dessine pour La Baïonnette de jeunes soldats aux traits enfantins, vêtus d’habits trop grands et d’une large écharpe. À l’opposé, il représente les soldats expérimentés par un costume emprunt de majesté. La tenue devient le symbole de la maturité et du savoir-faire guerrier. 

L’autre au féminin

Icônes culturelles internationales, Les Schtroumpfs de Peyo ont vu le jour en 1958. Chauves, édentés et à l’habit minimaliste, les Schtroumpfs sont plongés dans l’anonymat. Certains personnages cassent cette uniformité, tel que le Grand Schtroumpf, la Schtroumpfette ou le Schtroumpf farceur, rappelle Valérie Blanchemanche, chercheuse au Centre de recherche sur les médiations de Lorraine. 

L’habit blanc symbolise l’innocence propre à l’enfance. Le bonnet rappelle celui porté par les nourrissons, et évoque le phénomène de l’enfant né coiffé, lorsque celui-ci quitte le ventre de sa mère encore enveloppé dans la membrane amniotique. Naître dans de telles conditions serait signe d’une vie de bonne fortune.

Dans cet univers homogène, les personnages sont tous masculins jusqu’en 1967, où la Schtroumpfette apparaît. Créée par Gargamel pour instaurer le chaos, celle-ci s’attache aux petits bonhommes bleus et cherche à gagner leur affection et respect. Le Grand Schtroumpf l’embellit, transforme ses cheveux courts et bruns en une longue chevelure blonde. Sa robe se pare de dentelle, assortie d’une paire d’escarpins. La Schtroumpfette, qui est l’exception dans ce monde où tous se ressemblent, devient la fiancée pour tous et incarne l’éternel jeune fille. Sa tenue crée et renforce la singularité de son genre. 

Peyo, La Schtroumpfette, Dupuis, 1967. 

Trait ou aplat, un choix narratif

Gaëtan le Coarer est doctorant au laboratoire Science de l’information et de la communication & science de l’art à l’université de Savoie. Il travaille sur les nouveaux espaces de narrations en alliant bande dessinée et réalité mixte. Il analyse la spatialité narrative du vêtement chez Sergio Toppi. 

Le bédéiste italien privilégie l’usage de l’encre et préfère utiliser le trait. Les cases se veulent volontiers abstraites, les personnages y émergent dans un but esthétique. Les vêtements permettent une construction spatiale complexe. Lorsque Shéhérazade, protagoniste de Sharaz-De, apparaît, elle se déplace ensuite dans ses étoffes et bijoux. La toge et la barbe de certains personnages forment des royaumes. Les habits deviennent des cases. 

Sergio Toppi, Sharaz-De (intégral), Mosquito, 2013.

N’utilisant pas les codes conventionnels de la BD, Sergio Toppi creuse son propre espace et permet au lecteur de partir en exploration. Il brise la linéarité du récit. Par l’usage du trait, la texture est davantage détaillée. Gaëtan Le Coarer présente l’œuvre de Toppi comme les prémices des nouvelles formes narratives propres à la réalité mixte. En transposant la méthode du bédéiste dans la réalité virtuelle, il serait possible d’habiller l’utilisateur afin de produire une immersion dans le décor, et de le faire voyager dans des espaces indécis. 

Lorsque que Marjane Satrapi réalise Persepolis ou Poulet aux prunes, l’univers graphique est celui du noir et blanc et l’aplat. Marine Motard-Noar, professeure de français au McDaniel College à Maryland, États-Unis, rappelle que la bédéiste ne veut pas d’un dessin « bavard ». L’artiste iranienne commence son dessin par les yeux. Le vêtement ne sert pas à distinguer les personnages, seuls leurs paroles, les cheveux et les accessoires le permettent. Un simple tracé blanc différencie les manches du reste. 

L’illustration des habits rapproche le lecteur de l’intention de la narratrice. Une planche sur le voile à l’école met en scène des enfants en uniforme, réprimandés par des femmes voilées d’un habit semblable au tchador. Elles n’ont pas de corps : le tissu minimaliste, à plat, leur donnent des airs d’ange de la mort. 

 Marjane Satrapi est tiraillée entre ces deux mondes. La dualité du noir et blanc permet à l’autrice de créer des univers sans nuances, et des mondes où les personnages se sentent étrangers.

Marjane Satrapi, Persepolis, L’Association, 2017.

Tisser au fil rose

Depuis 2017 paraissent des bandes dessinées mettant en scène le travail d’enquête de Nellie Bly, née Elizabeth Jane Cochrane (1864–1922), pionnière du reportage clandestin. Pascale Hellégouarc’h est maîtresse de conférences à l’université Paris 13 et rattachée au Centre d’études des nouveaux espaces littéraires. Elle a étudié Nellie Bly. Dans l’antre de la folie, de Virginie Ollagnier-Jouvray et Carole Maurel. 

Consciente des violences physiques et psychologiques que subissent les femmes internées dans les hôpitaux psychiatriques, la jeune Américaine s’est infiltrée pendant dix jours dans un de ces établissements après avoir fait croire, sans trop de difficulté, qu’elle était folle. La bande dessinée retrace cette terrible immersion.

Soucieuse de la réalité historique, l’illustratrice a mis un point d’honneur a parer ses personnages d’habits d’époque. Exempté d’anachronisme vestimentaire, le personnage principal est habillé de vêtements roses. Préférant les habits de cette couleur, Nellie Bly avait été surnommée « Pinky ». Les passagères qui accompagnent la journaliste portent une coiffure désordonnée, témoignant de leurs positions sociales. Des femmes saines sont mêlées à celles qui ne le sont plus.

Virginie Ollagnier, Carole Morel, Nellie Bly. Dans l’antre de la folie, Glénat, 2021. 

La tenue des infirmières affirme leur autorité sur les patientes, tandis que ces dernières doivent se séparer de leurs vêtements pour porter des tenues simples, ternes et inadaptées au climat hivernal. Briser leur individualité a été le premier acte de violence. Nellie Bly rapporte que chaque demande d’un vêtement supplémentaire pour se réchauffer, se heurtent au refus des infirmières, qui répondaient : « Vous devriez estimer heureuse de ce que la charité vous offre. » Faisant le choix de représenter les personnages face à face lors du repas (alors qu’en réalité, elle était les unes derrière les autres), les autrices créent ces instants de solidarité par le port de vêtements similaires.

L’utilisation du bleu permet de représenter les personnages disparus, qui subsistent par le souvenir. Le noir est utilisé pour coloriser les tentacules qui symbolisent l’aliénation. Elles rendent compte de la folie créée par l’environnement de ces hôpitaux, prête à envahir les patientes. Le rose de Nellie Bly montre sa détermination, qui permettra la parution de son travail d’enquête en 1887.

De la Schtroumpfette à Guillaume II, les choix des habits des héros de BD sont influencés par la société dans laquelle s’inscrit historiquement ces œuvres. La bande dessinée devient un témoignage de ces processus de pensée propres à une époque.

Organisée par la MSHS de Poitiers, en collaboration avec la CIBDI, de Magellis, de l’EESI, du Criham, du Forellis et du Réseau de recherche régionale en Nouvelle-Aquitaine sur la bande dessinée la rencontre a eu lieu le 9 et 10 novembre 2021 au Musée de la bande dessinée, sous la coordination de Frédéric Chauvaud et Denis Mellier. 

Pour retrouver le programme du colloque, veuillez cliquer ici.
Retrouver la première partie de l’article : La bande dessinée vêtue et dévêtue.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.