Regard de géographe sur portraits de migrants

Portrait de Karim Karim, 25 ans. Afghanistan (3 décembre 2016). Né dans un village de la région de Faryab en bordure du Turkménistan dans le nord du pays, Karim a travaillé dans le bâtiment : peintre, carreleur, plaquiste... Il pratique aussi le judo. Marié depuis deux ans il n’a pas d’enfant. Son village a été attaqué et occupé par les talibans, ses parents ont été tués. Karim a dû choisir entre être tué à son tour, combattre pour les talibans ou s’enfuir. Il a fait le choix de la longue route qui l’a d’abord conduit à Calais. En France depuis plus d’un an il a de temps en temps des nouvelles de son épouse. Il souhaite obtenir le statut de réfugié qui lui permettrait de chercher du travail et, il l’espère, de faire venir sa femme.

Entretien Martin Galilée

 

Les chercheurs du laboratoire spécialisé dans l’étude des migrations internationales Migrinter (UMR 7301) de l’université de Poitiers et du CNRS accompagnent l’exposition «Partir : 35 histoires de migrations» du photographe Jean-François Fort. Entretien avec Olivier Clochard, géographe, cartographe et chargé de recherche au CNRS.

 

L’Actualité. — Que vous évoquent les portraits de migrants réalisés par Jean-François Fort ?

Olivier Clochard. — Contrairement à une vision misérabiliste souvent reprise de la migration, les personnes que montre Jean-François Fort ont de la dignité. Même s’il y a des passages difficiles lorsque ces personnes sont dans des situations inhumaines ou dégradantes, ce ne sont que des passages. Il ne faut pas calquer la migration uniquement sur ces moments difficiles. Dans le travail de Jean-François Fort, il y a une approche de l’ordre de l’esthétisme, de la mise en scène, avec une sélection d’une partie de leur vie. C’est bien d’accepter de ne pas tout savoir, de ne pas tout dire. La pudeur ramène des dimensions humaines. Nous-mêmes, dans notre vie de tous les jours, n’évoquons pas l’ensemble des éléments qui font ce que nous sommes.

 

Pourquoi le laboratoire Migrinter s’est-il intéressé à l’exposition «Partir» ?

Jean-François Fort le disait lui-même, le fait d’avoir des textes apporte une dimension plus engagée que les seuls photos et récits. Nous avons écrit quatre textes qui accompagnent l’exposition. Philippe Venier, géographe, questionne le regard de celles et ceux qui vont aller voir cette exposition, en demandant lequel des deux regarde l’autre. Ces personnes aussi nous regardent. Cela questionne l’accueil, notre rapport à ces personnes, dont certaines vont s’installer durablement à Poitiers. D’autres vont envisager leur vie ailleurs, et ce pour différentes raisons, familiales, professionnelles, des choses somme toute banales. Elles sont souvent décrites par des chiffres et des statistiques, mais là on a affaire à des visages, des photographies qui nous racontent des histoires. Adelina Miranda, sociologue, évoque la famille. On voit quelques photos de familles, mais les récits nous montrent aussi des déchirures : la difficulté de faire venir son compagnon ou sa compagne, ses enfants. Adelina Miranda rappelle les droits fondamentaux liés à la vie familiale, ce sur quoi les États européens se sont engagés, et les difficultés sur lesquelles les personnes butent pour faire valoir leurs droits. Sarah Przybyl, géographe, revient sur les événements qui conduisent au départ du pays. Elle montre la complexité des événements. Il n’y a pas d’un côté les réfugiés et de l’autre les migrants économiques ; ces questions sont imbriquées les unes aux autres. La dimension économique est parfois liée à la recherche d’une protection. Quant à moi, puisque Migrinter développe une approche spatiale des migrations, j’ai proposé à Jean-François Fort une carte montrant une nouvelle bipolarisation du monde. Cette carte montre, pour chaque pays, le nombre d’États vers lesquels les ressortissants peuvent voyager sans visa à partir du moment où ils sont en possession d’un passeport, ce qui n’est pas toujours possible. Une dichotomie se dessine, faisant écho aux histoires que rapporte Jean-François Fort.

 

Le Baromètre de la libre circulation, carte créée par Nicolas Lambert et Olivier Clochard, 2019.

 

Ceux qui partent sont-ils en fait ceux qui ont le plus de courage ?

Beaucoup de travaux montrent que quitter son pays demande certes du courage, mais aussi des moyens, des réseaux, parfois illicites, sinon familiaux ou amicaux. Même ces réseaux que l’on considère comme illicites ou criminels, les migrants les voient aussi comme des aidants parce que ces derniers vont leur permettre de réaliser leur projet migratoire. Le regard que l’on porte sur celles et ceux qui aident à passer les frontières et à réaliser le projet migratoire est loin d’être simple.

Les migrations sont perçues de manière eurocentrée depuis la «crise» de 2015 où elles ont été présentées comme des afflux massifs. Il y avait certes une augmentation par rapport aux années précédentes, mais en comparaison à l’ensemble de l’Union européenne, ces personnes représentaient 0,3 % de la population. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de problèmes localement, il ne faut pas le nier. Mais les migrations les plus importantes ont lieu entre les pays dits «du Sud», donc les pays les moins développés. Ainsi dans le cas de la Syrie, les migrations s’opèrent principalement vers les pays limitrophes que sont le Liban, la Jordanie et la Turquie. L’Europe n’en accueille qu’une infime partie.

 

Comment parvenez-vous à y voir clair dans cette complexité ?

De mon côté et avec d’autres collègues, nous travaillons sur les contrôles aux frontières de l’Union européenne et aux manières dont l’inscription des politiques migratoires se font dans l’espace. J’ai fait des enquêtes à Calais, Paris, Chypre et en Bulgarie, notamment dans les centres de rétention administrative. Parfois les migrants nous disent : «Vous nous posez les mêmes questions que les policiers !» Alors j’ai privilégié un travail sur des temporalités longues, qui consiste à revoir les personnes sur plusieurs années, pour suivre l’évolution de leur parcours. Tout le monde ne le fait pas, dans la recherche, c’est tout à fait normal. Certains chercheurs de Migrinter souhaitent établir des échantillons représentatifs pour leurs enquêtes sociologiques, travaillent à partir de statistiques, mais souvent les cadres et les règles administratives nous empêchent d’avoir des échantillons vraiment représentatifs. D’autres chercheurs comme moi ont des méthodes beaucoup plus ethnographiques, en essayant de s’intéresser à un grand nombre d’éléments de la vie des personnes qui permettent de mieux comprendre leurs mobilités. Le rapport peut passer aussi par un échange de don contre don, ils nous livrent une partie de leur histoire et nous, en échange, on peut apporter une aide. Avec mon passé de travailleur social je ne reste pas indifférent à ces processus.

 

Portrait de Sokhan

Shokhan, 37 ans, Sénégal (1er avril 2017). À la mort de son père qui était exciseur il lui a été demandé de lui succéder. En profond désaccord avec cette pratique, il a refusé. Shokhan a alors été battu au point de perdre son œil droit. Voici un extrait de son récit à l’OFPRA : «Le kankourang est une tradition locale dans laquelle on force les fillettes à être excisées, on frappe ceux qui s’y opposent, brûle leurs maisons… Cette année 2016, la situation a dégénéré au point où il y a eu de nombreux morts et blessés… J’ai voyagé à travers l’Afrique et j’ai traversé la mer de la Lybie à Lampédusa dans une pirogue. Nous étions une centaine au départ, hommes, femmes, enfants. Il y avait des Soudanais, des Érythréens… Beaucoup sont morts devant moi. À Lampédusa on nous a mis dans un camp de réfugiés, j’ai fini par fuir…»

 

Justement, la série de photographies de l’exposition «Partir» vous semble-t-elle représentative de la population des migrants à Poitiers ?

Je ne pense pas. C’est un regard porté par un photographe. On voit bien que dans ces photographies la migration maghrébine est peu présente. Des Algériens, des Marocains, des Tunisiens vivent à Poitiers. Les migrants en provenance des pays de l’Est sont également peu présents. Cela peut être dû à des biais d’enquête ou à des gens qui sont moins présents dans l’espace public ou dans les organisations avec lesquelles Jean-François Fort a travaillé. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas à Poitiers. Il ne faut pas voir ces photos comme un échantillon, mais je trouve quand même qu’à partir de cette série de portraits il arrive à montrer notamment les difficultés auxquelles ces personnes sont confrontées. En tant que chercheur on va plus loin, mais arriver à des photos de cette qualité-là demande aussi une confiance entre le photographe et la personne, qui n’est pas forcément possible au cours d’une enquête. Je trouve qu’il y a quelque chose de très posé dans le travail de Jean-François Fort, une dimension d’une grande qualité en termes de temps, d’engagement. Il y a vraiment un travail important et remarquable.

 

Interview de Jean-François Fort : https://actualite.nouvelle-aquitaine.science/jean-francois-fort-photographe-des-migrants/

1 Comments

  1. Les deux portraits publiés dans cet article montrent des personnes qui ont refusé de participer à un système oppressif (Talibans pour Karim, devenir exciseur pour Shokhan). Ce sont des acteurs du changement, des défenseurs des valeurs des pays dits démocratiques. Les arrêter, les entraver, quel contresens !

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