Pascal Acot — Catastrophes climatiques, désastres sociaux
Le changement climatique ne doit pas être pensé en dehors de ses conséquences sociales.
Entretien Anh-Gaëlle Truong
L’Actualité Poitou-Charentes n° 72 avril 2006
Pascal Acot est historien de l’écologie. Il est d’ailleurs le premier à étudier le sujet pour sa thèse d’état, soutenue en 1985 sous la direction de François Dagognet. Dans ce cadre, il s’intéresse, de fait, aux phénomènes climatiques. Mais ce n’est qu’en 2003 q ue les éditions Perrin lui demandent de rédiger une histoire du climat. Avec Catastrophes climatiques, désastres sociaux (Presses universitaires de France, 2006), il en livre une suite engagée.
Il était l’invité en février 2006 des Amphis du savoir proposés par l’Espace Mendès France et la faculté des sciences fondamentales et appliquées de Poitiers.
L’Actualité. – Catastrophes climatiques, désastres sociaux est-il la déclinaison politique de votre Histoire du Climat ?
Pascal Acot. – En effet, Histoire du climat m’a permis de développer l’idée suivante : si, en règle générale, les périodes clémentes sont plutôt favorables au développement des sociétés humaines, les facteurs climatiques sont, malgré les apparences, rarement déterminants. Ainsi, il y a environ 8 000 ans un réchauffement climatique important a couvert le Proche-Orient de graminées sauvages : en quelques millénaires, les groupes nomades de chasseurs-cueilleurs se sédentarisent, bâtissent des villages, cultivent la terre et domestiquent des animaux. C’est la révolution néolithique. D’un autre côté, l’exemple de la colonisation du Groenland nous donne une leçon de nuance. La disparition des établissements vikings du Groenland avec la détérioration progressive du climat à partir du xve siècle accrédite l’idée d’un déterminisme climatique. Mais ce n’est qu’une apparence. Quelques décennies seulement après la disparition des Vikings, alors que les conditions climatiques se sont détériorées, le commerce transocéanique entre l’Europe et l’Amérique commence à se développer. Les progrès technologiques permettent, pendant ce petit âge glaciaire, un essor spectaculaire du commerce. On voit bien que la manière dont pèse le climat sur les sociétés humaines dépend de l’état de développement (niveau de pauvreté, niveau d’instruction, solidarités) de ces sociétés et de leur potentiel de développement. Cette idée d’un certain relativisme climatique pourrait éclairer d’un jour nouveau le débat actuel sur le changement climatique et les moyens ordinairement préconisés pour émanciper les sociétés humaines de ce qui leur est le plus souvent présenté comme une fatalité catastrophique pour les siècles à venir.
Peut-on en conclure que, pour vous, la réduction des inégalités sociales est un préalable à la lutte contre le changement climatique ?
Un préalable sûrement pas. Un parallèle oui. La question climatique ne peut être pensée en dehors de ses effets sociaux. Un cyclone, une sécheresse sont des catastrophes seulement si les gens souffrent. Or, ce sont les pauvres qui souffrent en premier. L’ouragan Katrina et ses effets cataclysmiques a été exemplaire sur ce point : la puissance de la perturbation n’explique pas l’essentiel. Elle n’explique pas, par exemple, la fragilité des bâtiments, des aménagements urbains et de certaines digues du Sud-Est des Etats-Unis, après tant d’alertes, tant de cyclones, tant de destructions et tant de morts, chaque année ou presque au cours des deux derniers siècles. Elle n’explique pas que les noirs pauvres, si nombreux dans le pays le plus riche du monde, aient été les plus touchés, et de loin ; elle n’explique pas non plus les pillages et les violences armées dans le pays modèle du libéralisme économique. Malgré quelques petites solidarités, les communautés aux Etats-Unis ne sont plus communautaires. [su_quote]Chaque homme est une île. L’affrontement des libertés individuelles trouve ses limites dans l’adversité induite par le changement climatique.[/su_quote] C’est aussi ce qu’il s’est passé en France avec la canicule qui a frappé plus durement les défavorisés.
Mais, globalement, en cas de réchauffement brutal et de refroidissement, si le Gulf Stream s’arrête, les pays comme la France ou les Etats-Unis s’en sortiront bien. Dans un tel scénario, la catastrophe sera pour les pays du tiers-monde.
Selon vous, le libéralisme va à l’encontre de toutes les mesures de lutte contre les effets du changement climatique.
Si on veut se donner les moyens de lutter efficacement, solidement, contre les effets néfastes du changement climatique, il ne faut pas laisser le libéralisme continuer à prendre la main. Il faut cesser de parier sur le surgissement de mécanismes spontanés d’autorégulation de l’économie-monde. L’économie dite “libérale” broie sous la pauvreté, la maladie et l’ignorance plus de la moitié de l’humanité. Et les instances de régulation comme l’ONU avec son Agenda 21 sont loin de créer les conditions pour que les pays du tiers-monde sortent de leur sous-développement. L’ONU évalue à environ 125 milliards d’euros par an le financement de ce programme. Or les économistes sérieux savent que les conditions sont loin d’être créées pour que les pays les moins avancés (PMA) sortent de leur sous-développement. Pourtant, et à titre d’exemple, pour le prix de 11 bombardiers furtifs, on pourrait financer 4 ans d’enseignement primaire pour les 135 millions d’enfants non scolarisés de la planète.
Ce qui fait peur aux instances mondiales, c’est que le développement des pays du tiers-monde s’accompagne d’une pollution majeure. Mais, avec de l’argent, nous pouvons développer le solaire ou les pompes à chaleur pour les populations du Sahel plutôt que de contribuer encore à la déforestation en les laissant couper les seuls arbres restants pour faire cuire leur nourriture. Car le sous-développement a aussi des conséquences écologiques néfastes.
Si la lutte contre les inégalités sociales ne peut être un préalable à la lutte contre l’effet de serre, vous concluez cependant ainsi votre livre : les rapports sociaux harmonieux pourraient créer les conditions d’une gestion rationnelle des richesses de la planète…
En effet, Marx, par exemple, conçoit la nature comme pratique humaine et l’essence humaine comme l’ensemble des rapports sociaux. En combinant les deux thèses puisque nature et sociétés humaines interagissent depuis les origines, la nature devient alors produit de rapports sociaux. [su_quote]La question cruciale des relations entre les êtres humains et leurs environnements est dès lors étroitement liée à celle des relations entre les êtres humains eux-mêmes.[/su_quote] Que ces rapports soient brutaux et destructeurs, que la rapacité, l’oppression et l’exploitation dominent, et voici ce à quoi nous assistons aujourd’hui : le pillage aveugle de la “nature” et la marchandisation destructrice d’un patrimoine commun à tous les êtres humains. Inversement, on pourrait imaginer que dans un monde où prévaudraient des rapports sociaux plus justes, épanouissants et harmonieux, les conditions seraient créées pour une gestion rationnelle des richesses de la planète. Et même si nous sommes à l’un de ces moments de l’histoire où beaucoup semblent avoir renoncé à ce genre d’utopie, le combat pour la mise en œuvre d’une écologie de la libération humaine s’impose plus que jamais.
En défendant ces idées, ne vous êtes-vous pas heurté au découragement, voire au cynisme ?
On va me traiter d’utopiste. C’est certain. Mais c’est aussi une question de vie ou de mort. Il faut que la raison nous guide. On croit qu’en écrivant on va changer le monde. Ce qui est évidemment faux mais ce qui compte est que je sois pas le seul à défendre ces idées. J’ai écrit ce livre pour contribuer à ce que le public en prenne conscience.
Dans votre introduction, vous faites allusion à un “toilettage de données” qui aurait eu lieu sur le site Internet de Météo France. L’institution, après avoir annoncé un refroidissement général depuis plusieurs décennies annonce en 2000 que les stations météorologiques indiquent depuis le début du xxe siècle une augmentation lente de la température. Comment expliquez-vous ce revirement ?
Attention, à mon sens il n’y a pas mensonge de la part de Météo France dans cette anecdote mais plutôt maladresse. Les stations météo étaient voici soixante ans dans un environnement qui, depuis, s’est urbanisé. Les responsables ont considéré que les données récoltées ont de fait été perturbées par l’urbanisation. Ils leur ont donc affecté des coefficients de variation. Une fois ces coefficients affectés, la tendance s’est inversée. D’un refroidissement jusqu’en 2000, les données indiquent désormais un réchauffement. Mais si les responsables reconnaissent sans aucun problème ce toilettage de données, il n’y a pas moyen d’aller plus loin sur les conditions qui l’ont entouré. Il n’y a pas forcément de scandale mais dans un contexte où l’origine anthropique du réchauffement climatique pose encore question chez les spécialistes, c’est maladroit, à mon sens, de ne pas communiquer au sujet de ces données.
Cela pose la question de l’importance de la culture scientifique.
La diffusion des connaissances scientifiques est cruciale. Cela permet d’alerter les jeunes gens ! Si on ne comprend pas ce qui se passe, on a moins de prise sur le monde, car on ne peut pas intervenir rationnellement sur des phénomènes dont on ignore les mécanismes.
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