Mosaïques antiques en Poitou
Par Julie Caron
Sans doute avez-vous entendu parler des deux mosaïques antiques mises au jour à Poitiers, lors de la fouille archéologique du Jardin des droits de l’Homme pendant l’été 2019 ? Ce fait exceptionnel a provoqué une grande curiosité au sein de la population. Et pour cause ! Trouver une mosaïque en archéologie n’est pas anodin dans la région. Contrairement aux grandes cités gallo-romaines telles que Lyon, Nîmes ou Arles, Poitiers et ses environs ont laissé peu de traces de ce type de décor jusqu’à présent. Les travaux urbains et ruraux ont fortement modelé le paysage, et ont contribué à la destruction de nombreux monuments ornés de mosaïques. Leur mise au jour, souvent fortuite, a tout de même permis de faire évoluer les stratégies d’études, alors de plus en plus précises.
La mosaïque à l’époque romaine, c’est quoi ? Bien loin de ressembler à celle de notre société actuelle, que l’on retrouve par exemple en kit dans les magasins de loisirs créatifs ou dans nos salles de bain, et qui met en œuvre des compositions modernes réalisées en céramique ou en pâte de verre aux couleurs vives, cette technique présente, dans l’Antiquité, des particularités précises se rapportant à sa fonction, sa composition et son exécution.
Elle consiste en l’assemblage d’éléments taillés, appelés tesselles, placés dans une préparation de mortier, afin de constituer un revêtement de sol, ou de paroi. La technique que l’on retrouve le plus souvent est celle des mosaïques posées au sol, en opus tessellatum. Les matériaux employés sont surtout la pierre, et dans de rares cas, la pâte de verre ou la terre cuite. Taillées par les artisans pour qu’elles s’adaptent tant à la place qu’elles doivent occuper qu’au décor conçu, les tesselles sont généralement cubiques, et mesurent autour de 0,8 cm de côté.
La fonction principale est de protéger une surface des altérations du sol et de l’humidité, elle participe également au décor d’une pièce. Longtemps étudiée comme une œuvre d’art, la mosaïque fait pourtant bien partie du domaine de l’artisanat. Le tessellarius (poseur de tesselles) est un artisan avant tout, maître dans la taille des tesselles, et dans la préparation des pavements. Les origines de l’opus tessellatum remontent à l’époque hellénistique (ive siècle av. J.-C.), cette technique est ensuite adoptée en Italie, puis se diffuse dans les provinces occidentales de l’Empire romain.
Des compositions variées qui évoluent
Traditionnellement en Gaule, il est admis que la pose de mosaïques noires et blanches précède celle des mosaïques polychromes. Sans connaissance précise de la stratigraphie, l’aspect décoratif a longtemps été le seul moyen de proposer une datation du pavement. Néanmoins, plus les recherches avancent, et plus il apparaît que cet élément n’est pas un critère de datation très fiable. Dans le cas des mosaïques pictonnes, très peu de contextes sont datés avec précision – du fait de fouilles anciennes, ou en l’absence d’élément datant –, le décor a ainsi été une donnée essentielle pour proposer des hypothèses d’évolution.
Les mosaïques géométriques bichromes, mises en œuvre dès le début du ier siècle ap. J.-C., sont probablement les plus anciennes. Elles constituent la grande majorité des découvertes en Poitou, en particulier à Poitiers, la capitale du territoire. Leur nombre est tel que l’hypothèse d’un « atelier » de mosaïstes implanté dans la ville a été envisagée. Les compositions sont généralement noires sur fond blanc, et de rares exemples présentent un contraste inverse ; c’est le cas du pavement découvert à Jaunay-Clan (1915), qui présente un décor blanc sur fond noir, sous forme de losanges emboîtés dans des rectangles ou des carrés.
Les compositions sont plutôt simples et courantes dans le monde romain, c’est le cas des mosaïques découvertes à Poitiers dans la rue Hôtel-Dieu (1835) et sur le site du Jardin des droits de l’Homme (2003 et 2019). Elles mettent en œuvre des bandes noires sur un champ de tesselles blanches placées en oblique, ponctué ou non de cabochons (quatre tesselles) ou croisettes (motif de croix) noirs.
D’autres pavements sont plus élaborés et présentent un agencement unique. La composition découverte place Charles-de-Gaulle à Poitiers (1973) est originale, et met en œuvre les deux types de contraste vus précédemment : noir sur fond blanc pour l’ensemble de sparterie imitant la vannerie en périphérie, et blanc sur fond noir pour représenter les éléments centraux figurant des sabliers, des carrés sur la pointe et des méandres de svastikas. Dans l’état actuel de nos connaissances, aucune autre mosaïque ne présente cet agencement dans le monde romain. Le pavement découvert place de l’Étoile (1862), près du marché Notre-Dame, à quelques dizaines de mètres des précédentes, présente un agencement complexe de formes quadrangulaires emboîtées et d’une frise en arêtes de poissons bichrome.
Probablement à partir de la fin du iie siècle, ou au début du iiie siècle, la couleur apparaît timidement dans les compositions, comme en témoignent deux ensembles de mosaïques mis au jour à Poitiers (chantier du musée Sainte-Croix, 1972, et devant l’église Notre-Dame-la-Grande, 1991). Les canevas évoluent tout en restant de tradition géométrique, et de nouveaux motifs, végétaux et figurés, sont introduits, notamment grâce à la diffusion de modèles imaginés dans les ateliers du bassin du Rhône, dans l’ensemble de la Gaule.
Enfin, les mosaïques du Bas-Empire (ive siècle) puisent dans le répertoire végétal caractéristique des pavements dits de «l’école d’Aquitaine», qui se développent à partir de Bordeaux, capitale de la province. La couleur est dominante, la palette est plutôt bleue et rouge dans le pavement découvert près de l’ancienne église Saint-Pierre‑l’Hospitalier à Poitiers (1843), tandis que les tons orange et vert s’imposent dans une composition d’octogones et de calices trifides découverte dans la villa de Périgné (1856), en Deux-Sèvres.
De la commande au chantier
Pendant très longtemps, la mosaïque a été considérée uniquement d’un point de vue stylistique, la reléguant alors seulement à une œuvre artistique. Depuis quelques décennies, des équipes de spécialistes s’attachent à analyser la mosaïque comme un témoin de la réalité sociale des artisans. Le mortier, les tracés préparatoires, la taille, la forme et la nature des roches, autant d’éléments ainsi étudiés qui viennent alimenter les travaux sur la mosaïque en Gaule et sur le travail des mosaïstes.
Commander une mosaïque n’était pas à la portée de tout le monde. Seuls les plus fortunés pouvaient prétendre orner de ce type de décor leurs maisons, leurs bains ou bien les bâtiments publics. Leur remplacement était alors plutôt rare. Une fois le chantier installé, les mosaïstes commençaient par préparer leurs mortiers sur place, et débitaient les tesselles à l’aide d’une marteline (petit marteau à pointe et à dents). Un grand nombre de rebuts et de déchets de taille sont dans de rares cas retrouvés sur le chantier-même, comme sur le site du Jardin des droits de l’Homme à Poitiers (2019, 2020). Le support de préparation est composé de trois niveaux de pierres et de mortier, de plus en plus fins tant sur l’épaisseur que la qualité. Les tracés préparatoires sont dessinés sur la dernière couche appelée nucleus ; cependant, aucun en Poitou n’a fait l’objet d’observations précises, ou n’a encore été relevé. Les tesselles sont enfin progressivement placées dans un bain de pose constitué de chaux, qui sert de colle et de joint.
Un tessellarius posait en une journée environ 1 m² de tesselles seulement. La surface des pavements étant de plusieurs dizaines de mètres carrés, cela impliquait une longue durée du chantier pour ce corps de métier. Plusieurs calibres de cubes sont employés, selon la zone qu’ils occupent. Ainsi, dans les parties périphériques, mises en œuvre en premier, ou pour former les cabochons et croisettes noirs, les tesselles sont plus grandes, et ce pour trois raisons principales : gain de temps de mise en œuvre, meilleure résistance au piétinement, sans oublier l’effet esthétique que cela induit. Pour les détails et figures, elles sont d’un calibre plus petit, pour faire ressortir les détails. En Poitou, les cubes mesurent en moyenne 0,7 cm. Les plus conséquents avoisinent 1,2 cm de côté, et jusqu’à 2 cm de hauteur.
Les matériaux étaient le plus souvent extraits dans les environs, comme les calcaires blancs. Néanmoins, certaines roches aux propriétés spécifiques pouvaient être apportées de loin. L’examen pétrographique des pierres noires à Poitiers a démontré que des roches sédimentaires noires ont été employées dans les pavements. Aucun gisement de roche noire n’ayant été a priori inventorié dans la région, il est possible que ce type minéral ait été extrait ailleurs en Gaule.
Une étude en perpétuelle évolution
Grâce au chantier récemment ouvert en aire urbaine au niveau du Jardin des droits de l’Homme à Poitiers, les problématiques sur la mosaïque en Poitou et en Gaule sont ravivées. Une analyse technique des mortiers et des roches est possible, par le prélèvement de plusieurs échantillons, afin de déterminer leur nature à partir de leur observation au microscope optique. De plus, la découverte de déchets de taille en grande quantité lors de la deuxième phase du chantier permettra de faire progresser les travaux sur la réalité du métier de mosaïste. À terme, l’ensemble de ces études permettront d’identifier les voies de circulation et d’approvisionnement en territoire picton.
La mosaïque a toujours cherché à se renouveler selon les sociétés. À l’époque paléochrétienne et au Moyen Âge, son emploi était total sur les parois de certaines basiliques d’Italie, assurant la magnificence des édifices chrétiens, notamment grâce à l’emploi de tesselles dorées. Elle sera toujours source de fascination, et provoquera un certain émerveillement, voire une émotion, comme celle suscitée par la récente découverte de la mosaïque d’Uzès en Occitanie. De nos jours, il n’y a qu’à observer les surfaces urbaines telles que les fontaines ou les rues pavées pour constater sa pérennité. Christian Sicault, mosaïste basé à Saint-Génard en Deux-Sèvres, sacré meilleur ouvrier de France en 1997, s’y emploie en proposant des stages d’initiation. Entre tradition et nouveauté, par sa fibre créatrice, il promet de faire perdurer cet art qui est, et qui ne cessera jamais d’être.
Pour aller plus loin :
Catherine Balmelle, Jean-Pierre Darmon, La mosaïque dans les Gaules romaines, Edition Picard, Paris, 2017, 359 p.
Véronique Blanc-Bijon, « Mosaïque », dans Dionigi Albera, Maryline Crivello, Mohamed Tozy (dir.), Dictionnaire de la Méditerranée, Actes Sud, Arles, 2016, p. 1003–1017.
Véronique Blanc-Bijon, « Comment travaillaient les mosaïstes dans l’Antiquité », Territori della Cultura, 25, 2016 p. 16–41.
Julie Caron, « Les mosaïques du territoire picton à l’époque romaine : étude stylistique et technique », Bulletin de liaison et d’information AAPC, n°47, 2019, p. 41–54.
Cet article a été écrit dans le cadre de la formation doctorale Écrire un article grand public avec l’École doctorale Humanités, Universités de Poitiers et Limoges. Julie Caron est doctorante en 3e année de thèse en Archéologie antique, rattachée au laboratoire Herma (Hellénisation et romanisation dans le monde antique) université de Poitiers.
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