Marc Deneyer – Une histoire de peinture

Un tableau prêt à photographier en forêt, près du lac Pavin en Auvergne, 2015.

Entretien Jean-Luc Terradillos Photos Marc Deneyer

Lors de nos conversations, une figure singulière se dessine de temps en temps quand il arrive à Marc Deneyer d’évoquer son enfance : l’oncle peintre de Bruxelles, Louis Van Lint (1909–1986). Chaque visite dans son atelier était un événement exceptionnel, comme la découverte d’un nouveau continent ou l’éveil d’un monde sensible enfoui. Fasciné par la liberté et l’inventivité de cet artiste, Marc Deneyer n’a pas pour autant choisi la peinture… plutôt la musique dans un premier temps, en particulier avec Julos Beaucarne. Mais devant ses photographies, on ne peut s’empêcher de penser que les graines semées par l’oncle ont donné, après une longue dormance.

L’Actualité. – Un oncle a beaucoup compté pour vous, le peintre Louis Van Lint. Qui était-il ?

Marc Deneyer. – Avec mon oncle maternel, nous partagions un même tempérament. C’était quelqu’un de plutôt souriant, joyeux, content d’être au monde mais qui se gardait bien pourtant de faire état d’une véritable inquiétude existentielle. On ne se voyait pas souvent parce que mon père, très sévère, avait la culture du chacun chez soi. On ne recevait presque personne à la maison. Cet oncle – l’exact opposé de mon père qui travaillait dans la banque – venait peut-être une fois par an et les visites que nous lui faisons étaient rares elles aussi mais avaient toujours une saveur mystérieuse. À la fin des années cinquante l’oncle Louis s’était fait construire une maison très moderne, baignée de lumière, avec de grandes baies vitrées. Je me rappellerai toujours son atelier qui avait l’odeur caractéristique de l’huile de lin et dans lequel régnait une lumière du nord toujours égale.

C’était l’époque où un certain nombre d’artistes, Calder en tête, réalisaient des pièces mobiles présentées en suspension vivement éclairées projetant des ombres très expressives voire inquiétantes sur les murs alentour. Toute sa vie, mon oncle a collecté bois flottés, racines, coquillages et nombre d’objets qui lui permettaient de donner libre cours à son imagination en tordant ceci, en polissant cela ou plus simplement dont les formes l’inspiraient… C’est ainsi qu’il avait constitué une collection considérable de vieux outils chinés au marché aux puces généralement, choisis pour leur forme inhabituelle, outils qu’il dérouillait soigneusement puis vernissait, polissait avant de les accrocher aux grands murs blancs de la maison comme autant de lettres d’un alphabet énigmatique connu de lui seul.

Je ne l’ai jamais vu peindre mais dans son atelier il m’expliquait comment il avait perçu telle type de lumière qui lui avait suggéré la couleur de départ du tableau en cours ou l’envie de peindre dans telle gamme de couleur et que cette couleur répondait à telle autre… Une alchimie difficile à comprendre pour moi mais j’essayais pourtant d’en retenir tout ce qu’il m’était possible d’en retenir.

Vers la fin de sa vie, le moment où je l’ai fréquenté le plus, sa peinture s’était apaisée dans des aplats aux tons pastels plus sereins et plus lumineux que dans les débuts, des formes moins nerveuses, réconciliées avec la nature. Une révolte moins directement lisible.

Rétrospectivement, ce qui me semble important c’est la mémoire de la longue élaboration d’une image dans un format, un cadre déterminé. Mon oncle créait une image sans doute illisible pour moi mais que je percevais à ma façon. Cela nourrissait mon imaginaire et je comprenais la manière dont, à partir d’une atmosphère lumineuse, de la forme d’un nuage, d’un paysage de vacances, d’un visage, d’une silhouette végétale, il parvenait à recréer quelque chose d’impalpable, de poétique qui n’était plus de l’ordre du concret ou du quotidien que je vivais jusque-là. J’étais fasciné. D’autant que chez moi je me sentais peu libre. Mon oncle c’était la liberté par les formes et les couleurs que lui suggérait son environnement.

Sa peinture était-elle abstraite ?

Au début de sa carrière, il y avait quelque chose de James Ensor et de Bonnard où l’on voit des scènes d’intérieur peuplées de personnages qui paraissent un peu maladroits, peints en couleurs assez vives. Il a ensuite évolué vers des formes plus abstraites et géométriques. Avec Gaston Bertrand, il était un des chefs de file du mouvement de l’abstraction lyrique. C’était un peintre reconnu, présent dans les collections privées, dans les grandes banques ou dans les lieux qui comptaient artistiquement. Je suis allé à quelques-uns de ses vernissages. On y retrouvait toutes les personnalités de Bruxelles et d’ailleurs. Pour moi, un monde inconnu et fascinant. Hergé était collectionneur de Van Lint et le dessinateur l’avait d’ailleurs consulté à plusieurs reprises pour l’élaboration de son album inachevé se déroulant dans le milieu de l’art contemporain.

Authentique souvenir de peintre hollandais du XVIIe siècle, à Champagné-Saint-Hilaire dans la Vienne, 2002.

Votre intérêt pour la lumière vient-il de ces visites dans l’atelier ?

Sans doute. Mais je ne suis pas sûr finalement d’avoir compris quoi que ce soit à l’époque. Effectivement, dans les derniers temps, il y avait de grandes peintures très lumineuses, aux formes épurées, dans les tons gris, verts, bleus, avec des contours bruns, rouille, orangés… Il y avait cette découverte de la lumière. «Quelque chose» se jouait dans la peinture même si je ne savais ni quoi, ni comment, ni où.

Ce n’est pas ce qui vous a orienté tout de suite vers la photographie…

Quand j’étais adolescent j’ai eu un premier élan vers la photographie. Avec mon petit frère, nous avions transformé un vieux projecteur cinéma 35 mm en agrandisseur photo. De nos voyages en autostop en Italie, en Grèce – à l’époque, on pouvait le faire – on ramenait quantité de films en noir et blanc qu’on développait et qu’on tirait dans le grenier. Déjà il y avait cet attrait pour le mystère de l’image qui émerge.

Ensuite j’ai fait deux années d’études en chimie puis je suis entré à Saint-Luc, à l’époque école d’art principale de Bruxelles. Là, j’ai beaucoup dessiné et peint. J’aimais Saul Steinberg, Folon… mais j’adorais Braque et surtout Paul Klee (1879–1940). Avec trois copains de l’école, nous étions allés à Berne voir une exposition de Paul Klee et nous avions sollicité un rendez-vous auprès de son fils, Felix, en lui demandant s’il était possible de voir les dessins conservés dans les réserves du musée. Ainsi, nous avons pu manipuler les dessins de Paul Klee. Plusieurs centaines ! L’apothéose de la félicité !

Durant cette période, je faisais aussi de la musique. Par exemple, j’assurais des intermèdes musicaux au théâtre. En sortant de l’école d’art, un de mes profs m’a demandé si je voulais faire une pochette de disque. C’est ainsi que j’ai rencontré Julos Beaucarne, en 1969. J’ai dessiné les pochettes de ses premiers disques. Quand il a su que je jouais de la guitare classique il m’a demandé de jouer une vingtaine de minutes avant son récital. Puis quand il a fait appel à un arrangeur, j’ai rejoint sa formation. Nous étions trois musiciens sauf quand on partait au Québec où j’étais le plus souvent seul avec lui. Les souvenirs ne manquent pas. Depuis ses débuts au Québec où à Drummondville nous nous sommes retrouvés dans une salle avec un seul spectateur – ce qui ne nous a pas empêché de jouer la totalité du spectacle (toutefois sans bis !)… jusqu’à Bordeaux où, devant une salle comble, une grosse panne d’électricité nous a obligé de terminer le spectacle à la bougie ! Et puis les multiples rencontres avec une partie du monde artistique de l’époque : Julien Clerc, Jacques Bertin, Mouloudji, Maxime le Forestier, Raoul Duguay, Pauline Julien, Félix Leclerc, Michel Jonasz, Hergé, Raymond Devos, Jacques Brel, Gilles Vigneault, Bernard Lavilliers, Claude Nougaro…

J’ai aussi été musicien (guitare électrique) dans un cirque. Nous avons fait une tournée dans les pays de l’Est. J’ai adoré cette vie. On voyageait, on était libre et, en plus, on pratiquait une activité qui nous plaisait !

Falaise à Varengeville, en Normandie, 2012.

À quel moment la photographie s’est-elle à nouveau immiscée ?

J’avais 35 ans. Une amie photographe m’a montré ce qu’elle faisait. Cela m’avait attiré puis finalement, je m’entends encore lui dire : Ce n’est pas pour moi ! Impossible d’avoir une qualité expressive avec un support aussi neutre et aussi dépendant de la technique !

Mais j’ai commencé à photographier, à suivre des stages de zone system avec Jacques Vilet, avec Serge Gal, puis j’ai suivi des cours à Bruxelles et, en 1982, j’ai vraiment commencé la photographie. Ma première photographie a été faite en Belgique, dans la forêt de Soignes, grâce à laquelle j’ai obtenu le prix Ilford. Un autre concours m’a permis de gagner un Hasselblad, outil extraordinaire que j’utilise encore. Mais j’avais déjà acheté en occasion une chambre technique Sinar F1 au format 10 x 12,5cm. Pas très pratique mais son encombrement était compensé par la multitude de réglages possibles !

Il y a une veine pictorialiste dans nombre de vos photographies. Quels sont vos artistes de référence ?

J’ai appris la photographie avec le zone system d’Ansel Adams, c’était la straight photography, de la photographie directe qui cherchait à reproduire le paysage que l’on a sous les yeux avec le maximum de détails et de netteté, en essayant de contrôler au mieux la gamme des gris, du plus clair au plus foncé. Techniquement j’y trouvais mon compte.

Mais les photographes qui m’ont le plus marqué sont Edward Steichen, Alfred Stieglitz et surtout Edward S. Curtis qualifié parfois de pictorialiste – on le lui a assez reproché – parce que ses photographies étaient proches de certains rendus picturaux. Ce mouvement a été fondé par Stieglitz aux alentours de 1900 et diffusé grâce à la revue Camera Work qui faisait connaître les photographes pictorialistes aux États-Unis comme en Europe. Puis vers 1910–1912, Stieglitz s’intéresse au côté technique de la photographie et devient le promoteur d’une nouvelle objectivité dont Paul Strand est le porte-parole. On abandonne toute référence à la peinture. La photographie est utilisée pour ce qu’elle est : un moyen de documenter la réalité, techniquement et surtout de montrer les sujets du quotidien contrairement aux pictorialistes qui tâchaient non sans un certain succès d’adopter les codes issus de la peinture et de la sculpture.

Un peu plus tard Josef Sudek viendra rejoindre le palmarès de mes photographes favoris en compagnie de Harry Callahan et bien d’autres sans doute sans parler des grands paysagistes américains Carleton E. Watkins et Timothy O’Sullivan.

Au jardin, 1990. Faute de pouvoir photographier les papillons en vol !

Vous situez-vous entre les deux ?

Oui, l’un et l’autre, alternativement… Cela me pose problème parfois car je sais à l’avance que tel appareil photo induira une tendance plutôt pictorialiste, des contours moins nets, plus flous, alors que si je me sers de la chambre technique ou de l’appareil numérique, la prise de vue se fera sur pied avec évidemment une recherche de netteté, de précision.

En découvrant chez un collectionneur un de vos paysages en couleur, j’avais été frappé parce que, vu de loin, je croyais qu’il s’agissait d’un tableau ancien. L’usage de la couleur et la possibilité de maîtriser le tirage grâce à la piezographie, qu’est-ce que cela a changé ?

J’ai mis beaucoup de temps à me rendre compte que la couleur pouvait m’intéresser. Mes premières photos en couleur, en Toscane, au Groenland, sont vraiment des essais. Depuis quelques années seulement, je commence à comprendre ce que je pourrais faire avec la couleur. J’utilise un appareil plus léger, à main levée, avec lequel je peux obtenir tel type de flou. Le numérique est peu coûteux quand il s’agit d’expérimenter mais je ne mitraille pas. Malgré tout, cela exige un gros travail de sélection sur l’écran de l’ordinateur. Je conserve peut-être une photo sur trois cents.

En noir et blanc, la forme prend davantage d’importance alors qu’en couleur on peut jouer sur la diversité et la proximité des vibrations colorées, leur profondeur, les flous… Le chantier est ouvert, je ne suis pas au bout de cette aventure…

Au jardin, 2014. Pommier Belle Fille de Salins.

La plupart de ces photographies sont faites au jardin. On a parfois l’impression d’entrer dans les fleurs. Pourquoi conserver le format 24 x 36 de l’appareil photo ?

C’est vrai pour les iris par exemple. Les cellules de la fleur sont suffisamment grosses donc visibles dès qu’on s’approche très près, cela révèle de nouveaux paysages.

Quant au format plus allongé du 24 x 36 j’ai décidé une fois pour toutes que je garderais l’ensemble du format du capteur de l’appareil. Cela me convient bien, surtout verticalement.

Pourquoi autant d’admiration pour Edward S. Curtis ?

Edward S. Curtis a photographié les Indiens d’Amérique du Nord pendant plus de vingt ans. Ses images ont été publiées dans vingt grands portfolios imprimés en héliogravure entre 1907 et 1930.

L’aspect pictorialiste de bon nombre de ses photographies – induite en partie par la technique de l’héliogravure – m’a particulièrement plu.

Son abord des populations indiennes est manifestement émouvant à une époque où depuis bien longtemps celles-ci étaient cantonnées déjà dans leurs réserves et livrées aux maladies et à l’alcool. Curtis malgré tout a voulu graver dans nos mémoires des images de dignité, de fierté et de liberté.

En tant que photographe Curtis réunit tout ce que j’aime : le voyage, la liberté, l’attention au plus faible, la rencontre bienveillante avec l’inconnu… et la photographie comme outil !

Les images d’Edward Curtis me feront toujours rêver à une autre façon d’être humain.

Dessin à la plume ou granit, musée Guimet, 2014.

Pour en savoir plus : https://www.marcdeneyer.com/

Aux éditions le temps qu’il fait, deux livres de Marc Deneyer : Illulisat, textes et photographies, 2001, Kujoyama, textes et photographies, 2005.

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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