Lucie Malbos – Le Monde Viking

La pierre runique (Jelling stones) de Harald à la Dent bleue. Nationalmuseet - The National Museum of Denmark.

Par Maya Merle

Maîtresse de conférences en histoire médiévale à l’université de Poitiers et membre du CESCM, Lucie Malbos est spécialiste des sociétés scandinaves au premier Moyen Âge. Après avoir publié plusieurs articles et ouvrages, dont sa thèse remaniée sous le titre Les Ports des mers nordiques à l’époque viking (viie-xe siècle) chez Brepols en 2017 et Harald à la Dent bleue. Viking, roi, chrétien chez Passés composés en 2022 (prix de la Dame à la licorne 2022), l’historienne nous plonge dans l’univers des populations de l’ancienne Scandinavie avec son nouvel ouvrage Le Monde Viking. Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie, publié par les éditions Tallandier en 2022. 

À la question « Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur l’ancienne Scandinavie ? » Lucie Malbos répond que son déclic a été une université d’été à Aarhus, au Danemark, juste avant son master. Cette passion ne l’a pas quittée. Ainsi, au cours de ses dix dernières années de recherche, elle a fait la rencontre d’une multitude de personnages passionnants. Plus que les vikings à proprement parler, ce qui l’intéresse, c’est le monde scandinave. Elle souhaitait l’aborder de manière différente, et surtout mettre en avant des populations souvent méconnues du grand public. Avec l’aide de son éditeur, Tallandier, elle a opéré un large tri parmi la myriade de personnages, des femmes, hommes et enfants scandinaves aux histoires diverses. Au départ, elle n’avait même pas envisagé d’inclure Rollon et Eric le Rouge, ces très célèbres vikings qui occupent une place bien ancrée dans l’esprit des lecteurs. Cependant, il semblait important de les garder comme des repères. 

« Les lecteurs ouvriront le livre pour aller suivre les aventures d’Eric le Rouge mais ce faisant, ils découvriront une multitude d’autres personnages passionnants. Ce qui est important, c’est l’équilibre. », souligne Lucie Malbos. 

Le Viking et le Scandinave,  entre terre et mer

Longtemps, dans l’imaginaire collectif, le Viking est apparu comme cet imposant homme blond, barbu, affublé d’un casque à cornes. Si cette imagerie de l’homme du Nord a peu à peu disparu, c’est pour laisser place à d’autres représentations qui s’ancrent dans les esprits à travers les films, les séries ou les jeux vidéos. Désormais, le Viking a ôté son casque à cornes pour une apparence un peu différente, faite de coiffures stylisées et de tatouages. Les représentations iconographiques du xixe siècle ont laissé place à celles du début du xxie, qui coïncident aussi avec les préoccupations politiques et sociales de notre époque. Ces stéréotypes, dont il semble être difficile de se détacher, sont « à la fois l’objet combattu par les historiens, et celui auquel ils se raccrochent » explique Lucie Malbos. Pour déconstruire les clichés, il faut les prendre comme point de départ. 

L’historienne le dit, elle ne souhaite pas faire l’histoire des vikings mais celle des Scandinaves au temps des vikings. La figure du Scandinave demeure toutefois très liée à celle du viking. Mais les populations du Nord sont diverses, hétérogènes et regorgent de particularités. Le viking, par définition, est « celui qui prend la mer » pour faire fortune. Il pille, commerce, explore de nouvelles terres et parfois s’y installe. Les sources textuelles chrétiennes dont on dispose en dressent souvent un portrait peu flatteur : barbare, païen et cruel. Néanmoins, les populations de l’ancienne Scandinavie souffrent aussi de ces qualificatifs dans l’imaginaire collectif, bien qu’elles ne participent pas toujours à ce type d’activités. En effet, si la mer est omniprésente dans la culture scandinave, il ne faut pas oublier l’importance de la terre. 

« Ce qui a rendu possible les grandes expéditions vikings, cest une exploitation des ressources terrestres. Cest justement parce que avant la période viking, cette exploitation sintensifie, que celle-ci devient possible. La société scandinave est donc fondamentalement liée à la mer mais a aussi un pied sur la terre. » 

Pour construire un bateau, il faut du bois, de la laine et du fer, donc des forêts, des moutons et pâturages ou encore des mines dans les montagnes. Ainsi, la grande majorité des scandinaves vit sur terre et certains, aussi surprenant que cela puisse paraître, n’ont probablement jamais pris la mer. Cette terre constitue également la principale source de richesses : pour être reconnus dans la société, tout comme chez leurs voisins carolingiens, les Scandinaves doivent posséder des terres.

« Les riches propriétaires fonciers possèdent des bateaux mais ils ne sont pas riches parce qu’ils ont des bateaux, ils ont des bateaux parce qu’ils sont riches et sont riches parce qu’ils possèdent de la terre. »

Hache, arme de la vie quotidienne des scandinaves pour la plupart fermiers, Musée historique de Stockholm. 

La difficulté des sources 

La particularité des sources lorsque l’on étudie les populations scandinaves anciennes, c’est leur caractère lacunaire. Les textes, l’archéologie et les inscriptions runiques sont évidemment des outils indispensables mais il faut toujours les replacer dans leur contexte de production.

« L’Edda de Snorri Sturluson, un texte littéraire du xiiie siècle présentant la mythologie nordique, a été très largement utilisé, précise Lucie Malbos. Toutefois, il est nécessaire de garder en tête qu’il s’agit d’un texte produit par un auteur chrétien postérieur à l’époque viking. Se pose alors la question de la part de reconstruction de celui-ci. Les chercheurs peuvent ainsi s’appuyer sur ce type de texte mais doivent impérativement rester conscients des biais qui existent et des partis pris de l’auteur. » 

C’est également le cas avec l’archéologie, en particulier funéraire. Celle-ci est une mise en scène, un choix opéré par les proches du défunt. Les tombes sont ainsi le reflet de choix postérieurs à la mort de l’individu et ne peuvent en aucun cas être une photographie exacte de la vie de celui-ci. 

L’inconnue de Birka, une femme guerrière ? 

La femme scandinave guerrière et libre ? Au début des années 2010, à une époque où l’on veut redonner aux femmes une place dont elles ont été privées dans les médias et l’historiographie, il semble important de faire le point sur les nouvelles constructions de la figure de la femme scandinave selon Lucie Malbos. 

« Certes, les femmes pouvaient se battre, mais les champs de bataille n’étaient pas à moitié composés de régiments féminins. Par ailleurs, elles n’avaient pas plus de libertés et n’étaient pas plus émancipées que leurs contemporaines occidentales, qui n’hésitaient pas non plus à prendre les armes lorsqu’il fallait se protéger et que leur époux était absent. Inversement, les femmes scandinaves s’occupaient aussi essentiellement du foyer et des enfants. »

Ces questionnements autour de ce qui relève du mythe et de la réalité s’incarnent parfaitement dans l’exemple de « l’illustre inconnue de la tombe Bj 581 », découverte en 1878 à Birka par Hjalmar Stolpe et qui fait l’objet d’un chapitre du Monde viking. Cette tombe se situe sur une terrasse surplombant le port. À l’intérieur, on y a découvert un squelette humain ainsi que les restes de deux chevaux sacrifiés. Se trouvait à leurs côtés une panoplie entière de guerrier scandinave composée d’une épée, d’une hache, de lances, d’un couteau, des fragments de boucliers ainsi que des pointes de flèches, des poids en bronze et une monnaie. À l’époque de Stolpe, on envisage les armes comme des marqueurs masculins, les bijoux ou les objets liés aux activités textiles étant les marqueurs féminins de référence. L’inconnu, selon les clés de lecture de Stolpe, est alors interprété comme un homme. Toutefois, dans les années 2010, après des analyses ADN, on découvre qu’il s’agit en réalité du squelette d’une femme. Plusieurs questions émergent alors : y avait-il des femmes guerrières dans l’ancienne Scandinavie ? Pourquoi ces armes ? Comment interpréter la présence à la fois d’armes et d’instruments d’échange dans la même tombe ? Autant de questions qui restent plus ou moins en suspens. L’inconnue pourrait être une guerrière comme une marchande, ou tout simplement une protectrice de la ville. Nous n’avons aujourd’hui pas la même grille d’analyse qu’à l’époque, simplement quelques pistes pour formuler des hypothèses.

« On doit s’interroger sur l’époque de la tombe, sur la signification des objets présents et replacer tout cela dans les mentalités de l’époque. Cela, on a beaucoup de mal à le cerner et c’est là que réside toute la difficulté de ces sources. Notre grille d’analyse n’est pas forcément la leur, il faut être prudent et prendre du recul. D’ailleurs, dans certains chapitres, je pose des questions et les laisse en suspens, je suis consciente du côté frustrant que cela peut avoir pour le lecteur ! »

La chambre funéraire de l’inconnue de Birka, gravure de Evald Hansen, 1889. 

Politique et religion, intrinsèquement liés ? 

Les Scandinaves sont passés d’un système de croyances polythéiste à une religion monothéiste en quelques siècles. Les premiers missionnaires chrétiens arrivent en Scandinavie au début du viiie siècle, avant même le début de l’époque viking, mais les premières tentatives n’aboutissent pas : cela va prendre plus de temps. Toutefois, la Scandinavie n’a pas été convertie de force, contrairement à la Saxe par exemple :  ce n’est pas une puissance extérieure qui essaie de convertir le Nord, mais une autorité locale émanant de l’intérieur, comme un roi, qui voit les bénéfices politiques de cette conversion. Rien ne lui est imposé. 

« La conversion de la Saxe est assez rapide en raison du recours à la force. Dans le cas du Nord, cela prend plus de temps. Mais c’est également la raison pour laquelle cela se passe mieux. »  

Par ailleurs, évolution politique et évolution religieuse fonctionnent ensemble. Dans un premier temps, le fonctionnement politique scandinave est très éclaté, avec des communautés tribales s’organisant autour d’un chef différent en fonction des régions. Puis, à mesure que certains rois essaient de s’imposer et de construire des royaumes unifiés, la religion devient aussi un argument pour légitimer cette autorité. Harald à la Dent bleue est le premier à s’appuyer sur un Dieu unique pour justifier un pouvoir royal unique. Les Scandinaves entrent alors dans un nouveau système de croyances, semblable à celui de l’Occident, mais également dans un nouveau système politique. Les deux ne peuvent être séparés. 

Pierre runique funéraire chrétienne, Musée historique de Stockholm. 

Et du côté de l’historiographie ? 

Le site archéologique de Ribe, au Danemark, a été fouillé à plusieurs reprises. Les récentes découvertes faites par les Danois remettent en question ce que l’on pensait savoir de ce site et de son évolution. La principale difficulté rencontrée par les chercheurs,  c’est la présence de la ville contemporaine au-dessus qui complique énormément les fouilles. Les archéologues danois fouillent aussi en tenant compte des progrès techniques : les forteresses de Harald à la Dent bleue en sont le parfait exemple. Ces forteresses géométriques et symétriques sont fouillées depuis les années 1970, par quart ou par moitié, afin de garder la possibilité de fouiller le reste plus tard, avec de nouvelles techniques. Le monde viking n’a donc pas encore livré tous ses secrets. 

L’ouvrage Le Monde Viking. Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie de Lucie Malbos est disponible ici sur le site internet de Tallandier.

Vous pouvez également vous procurer Harald à la Dent bleue. Roi chrétien qui a obtenu le prix de la Dame à la licorne 2022 ici sur le site internet de Passés / Composés. 

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