Le Maroc par ses broderies
Par Héloïse Morel
Jusqu’au 31 décembre, le musée d’Angoulême propose une exposition : Tarz. Broder au Maroc hier et aujourd’hui. Visite avec l’artiste et co-commissaire d’exposition Fatima Levêque.
C’est un parcours qui demande une attention particulière, celle de se pencher et d’examiner les fils entremêlés pour retrouver des points jusqu’alors perdus. «Chaque point que j’ai retrouvé, je l’ai schématisé, créé un échantillon et réalisé une pièce à la fois patrimoniale et contemporaine. Cela me permet de m’exprimer sur un sujet qui m’est chère, celui de la place des femmes dans la société musulmane.» Fatima Levêque est partie du fonds Prosper Ricard acquis en 1962 par le musée d’Angoulême après son décès et formant la majeur partie des 350 pièces de broderies marocaines. L’autre moitié est conservée au musée du Quai Branly. «Prosper Ricard était responsable du service des Arts indigènes au Maroc sous le Protectorat et donc en charge du travail de l’artisanat de manière globale. Il a fait un corpus sur les tapis et il a commencé un travail de fond sur les broderies mais je pense qu’il n’a pas pu le terminer. J’ai complété mes recherches avec l’ouvrage de Thérèse de Dillmont de 1884.»
Quatre ans de travail pour proposer un parcours avec des emprunts à d’autres musées : Quai Branly, musée des tissu et des arts décoratifs à Lyon, notamment. La visite se fait à travers les villes (Fez, Salé, Azemmour, Chaouen, Tafilalt…), les influences (ottomanes, berbères, andalouses…) et les points : aleuj, point natté, tarz el ghorza…
Parcours de points
Le parcours débute avec le point aleuj, déjà disparu sous le Protectorat, qui est restitué par une œuvre de Fatima Levêque dans sa série appelé : «œuvre patrimoniale à message, celle-ci est nommée : promenade en terrasse uniquement. Je l’ai réalisé en référence au parcours des femmes entre la cour intérieure et la terrasse. La pratique de la broderie peut alors être un espace de liberté et d’épanouissement intérieur !»
Des cinq points de Fez, seul un subsiste.
Pour comprendre l’évolution de ces points et des manières de faire, une marquette est présentée permettant de découvrir les supports d’apprentissage en broderies de l’époque. «Nous en avons trois qui sont de Salé, ce qui donne à voir toutes les étapes d’apprentissage d’une élève jusqu’à l’aboutissement de son parcours. On voit alors la dextérité qu’elle a pu acquérir, la qualité de son travail et sa qualité esthétique.» Aujourd’hui, ce «book» de broderies n’est plus pratiqué, ce qui montre à la fois une perte de pratiques et de savoir-faire.
Plusieurs pièces historiques permettent de montrer les influences des motifs. C’est ainsi que Fatima Levêque a choisi des paons qui s’affrontent sur des tambours de musique, appelé bendir, pour raviver un point de Tétouan, «au point très massé, ou au point lancé carrelé». Ce travail est inspiré du suaire de Saint Exupère, conservé au Louvre. «Ces œuvres se nomment les Andalouses, parce qu’elles sont sur un instrument de musique berbère. Il faut préciser que l’on attend de ces dames qu’elles soient compétentes et performantes en broderies mais aussi qu’elles soient également musiciennes…Parfaites en tout point !»
Dans la section Azemmour, c’est le seul endroit où l’on trouve des sujets animés et non des motifs. C’est également la seule ville où les pièces sont brodées en réserve, ce qui signifie que le motif n’est pas brodé. «Ce sont des pièces du musée du Quai Branly et du Musée des arts décoratifs qui pouvaient servir de bandes ou bordures de matelas ou bien de tentures… C’était au point natté, un point médiéval que l’on a retrouvé sur des chasubles qui sont conservés à Vienne, et en forêt noire Allemande. Je ne m’explique pas trop la présence du point natté au Maroc… Mais cela peut venir de l’influence florentine ! Il faut dire encore que ce point n’est plus pratiqué au Maroc, le motif est désormais travaillé au point de croix car le point natté consomme beaucoup de fil… La soie a été abandonné pour le coton et le point natté pour le point de croix.»
Histoire d’un châle
Passage à Tétouan, au nord du pays sur la côte atlantique, une ville qui a accueilli une importante population de l’Espagne musulmane. «Chaque fois que les brodeuses marocaines ont accueilli des savoirs, elles se les sont appropriés, les faisant leurs. Ce n’est plus une broderie espagnole que vous voyez, c’est une broderie marocaine !»
L’une des pièces monumentales est un châle de miroir, ou garniture de miroir, conservé au Quai Branly. «En général, le miroir était un psyché qui était debout dans la chambre nuptiale, lors de la nuit de noces, ce châle devait couvrir le miroir afin que la mariée n’ait pas le mauvais sort en voyant son image… Par conséquent, le châle devait être très beau devant comme derrière. On retrouve alors le même motif devant, avec une frise de parte et d’autre, et derrière. Il est brodé sur du taffetas de soie ou de l’étamine de laine. Le foisonnement des fleurs est éclatant et il devient l’expression d’un jardin. Pour réaliser cette pièce, il faut faire le tour du motif avant de le remplir, ce qui est compliqué !» Pour cette exposition, Fatima Levêque a travaillé avec des brodeuses de Meknès afin de reproduire des motifs et également pour valoriser le savoir-faire de ces femmes. Cependant, pour reproduire la pièce du châle, elles ont commis plusieurs erreurs bien qu’elles aient la connaissance technique du point. «Elles se sont trompées dans l’interprétation, elles ont la technique mais sans savoir quelle aiguille utiliser, le nombre de fils, le support… Par exemple, mon dessin était fait pour la moitié de la coupole, donc il fallait le tourner en miroir pour avoir la coupole en plein milieu. Là elles en ont fait deux ! Elles ont fait autre chose ! C’est avec ces expériences que l’on constate le niveau de déperdition en cours.»
Cette déperdition est particulièrement visible dans l’espace des broderies de Salé où se trouve une pièce réalisée sous le Protectorat à l’époque de Prosper Ricard, dans les années 1940. «La pièce est d’inspiration Salé, on retrouve un peu l’identité avec des arbres bien droits, une bande parfaitement alignée mais tout a été épurée ! Surtout, la pièce est un chemin de table, ce qui n’existait pas au Maroc ! Prosper Ricard avait la charge de l’économie de l’artisanat, il fallait alors qu’il fasse du développement. Aidé d’un bureau d’études de dessin, les pièces étaient stylisées puis distribuées dans des ateliers de broderies où on leur disait : “Si vous réalisez de cette manière, nous vous achetons la pièce.” Par conséquent, les gens la réalisaient. Par ailleurs, la pièce présentée dans cette vitrine est réalisée sur une toile en tergal et non plus en coton, en lin ou en soie. Cette matière a l’avantage de n’être pas froissable et facile à laver…»
Une pièce monumentale traverse la salle d’exposition. Conçue par Fatima Levêque, elle a été réalisée avec l’aide des brodeuses de Fès, et s’intitule le Jardin des amoureux par un auteur du Discours courtois en Islam. «Le jardin en Islam est composé de bandes d’arbres, de fleurs et après de bassins d’eau. Il fait appel à l’ensemble des sens. Donc on part de l’hiver, on traverse le printemps, l’été et l’automne… Soit 12 mètres de saisons qui se renouvellent trois fois, comme une ode à la vie et un recommencement le lendemain. C’est le seul point qui perdure à Fez, qui s’appelle tarz el ghorza. Ce qui m’intéresse, c’est de partir de savoir-faire dessué ayant subi la globalisation que nous connaissons, pour les faire renaître en les remettant au goût du jour et en accompagnant des gens. C’est cela qui m’intéresse le plus dans cette démarche !» Joindre patrimoine et (ré)appropriation, Fatima Levêque l’entreprend bien au-delà de cette exposition vétilleuse où chaque pièce représente des heures de travaux d’aiguilles, l’artiste accompagne également un projet de revalorisation de la filière laine dans le Moyen Atlas marocain. «L’idée est de travailler sur un cercle vertueux à partir de l’éleveur de moutons jusqu’au produit terminé, c’est-à-dire la partie cardage, filage. Signalons qu’aujourd’hui au Maroc, la laine n’est pas traitée, elle est jetée et devient néfaste pour l’environnement… C’est un paradoxe car la laine est importée de Nouvelle-Zélande.» L’association initié pour cette filière laine par Fatima Levêque s’appelle : Les liens d’Alouane.
Pour retrouver ses créations : la métisse.
Pour connaître les horaires et l’agenda autour de l’exposition : site du musée d’Angoulême.
Livre de l’exposition : Rémi Labrusse, Émilie Salaberry, Tarz. Broder au Maroc, hier à aujourd’hui, éditions Skira Paris, 2022, 35 €. “Réunissant les contributions de spécialistes d’origines variées, cet ouvrage permet d’éclairer les œuvres sous de multiples angles. L’histoire de l’art et l’anthropologie s’y associent aux témoignages artistiques. Peu connues du grand public, ces broderies sont les produits d’un art vivant, à la fois intimiste et spectaculaire, dont les origines remontent aux plus anciennes traditions locales.”
Chez les berbères, les hommes brodent aussi
Une particularité à noter dans la section dédiée à Tafilalt et à l’Anti-Atlas dont s’est chargée la chercheuse Françoise Cousin… On y trouve des pièces de 1972, conservées au Quai Branly, qui sont des châles d’épaules que les hommes brodent pour les offrir aux femmes.
«Les hommes brodent et ils brodent encore beaucoup aujourd’hui sauf que la plupart brode beaucoup le fil d’or, notamment sur les caftans, etc. Mais là, dans les ethnies berbères, c’est un cadeau, mais les hommes brodaient surtout des tissages comme les tentes. Dans ma famille, par exemple, mon père pratiquait déjà l’aiguille, notamment le crochet… !»
Remerciements à l’anthropologue et historienne Nicole Pellegrin et Émilie Salaberry, directrice du musée d’Angoulême.
Leave a comment