Lesson de voyage

La bibliothèque municipale de Rochefort est abritée dans la Corderie royale, bâtiment de 374 mètres de long construit au bord de la Charente entre 1666 et 1669.

Du 21 au 23 octobre 2021 se tient à Poitiers un colloque avec Alberto Manguel à propos de son œuvre d’écrivain et de lecteur. L’Actualité Nouvelle-Aquitaine propose à cette occasion de publier au gré des semaines les articles de l’écrivain parus dans ses précédentes éditions. Le colloque est organisé par le laboratoire FoReLLIS, université de Poitiers, équipe B2 « Histoire et poétique des genres », programme « La lecture et les genres » (Alain Bègue, Séverine Denieul, Charlotte Krauss, Pierre Loubier et Antonia Zagamé). Pour consulter le programme des trois journées : Alberto Manguel, écrivain lecteur. La lecture, le livre, la bibliothèque.

Par Alberto Manguel Photos Marc Deneyer
Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf

Au nombre des éléments qui confèrent son identité à une bibliothèque (l’importance et la singularité de ses collections, l’architecture qui les abrite, son histoire anecdotique), il faut compter la personnalité de ses donateurs qui, dans certains cas, hante les lieux de façon particulière. Raisons d’État et considérations financières façonnent une librairie d’une certaine manière, si bien qu’elle acquiert souvent le statut d’un monument, mais celui-ci peut être supplanté à l’occasion par des intrusions généreuses ou intéressées qui, tels des coucous bien intentionnés, viennent nicher au cœur de leurs livres. Une bibliothèque est parfois définie par une donation fortuite plus que par ses collections personnelles. Tel est le cas de la bibliothèque municipale de Rochefort.

La bibliothèque municipale (d’abord communale) de Rochefort est née d’ouvrages confisqués aux religieux par la Révolution française, auxquels vinrent bientôt s’ajouter plusieurs bibliothèques privées saisies chez des aristocrates émigrés. Les livres furent remis entre les mains de trois érudits qui, à leur tour, les répartirent entre des institutions distinctes : les livres sur la navigation et la science donnèrent naissance à la bibliothèque de la marine, les ouvrages de médecine à la bibliothèque de l’hôpital maritime et le reste fut alloué à la bibliothèque municipale. Mais ce ne fut pas avant 1835 que celle-ci bénéficia d’un catalogage efficace (effectué par un professeur de rhétorique, un certain M. Dubois) et qu’environ six mille volumes trouvèrent sur les rayonnages la place qui leur convenait. En 1988, la place devenant insuffisante pour les collections spectaculairement accrues, la bibliothèque fut transférée à la Corderie royale, une ancienne fabrique dont le bâtiment magnifique couvre une surface de quelque trois mille mètres carrés, où elle est désormais logée.

La bibliothèque grandit, surtout durant les dernières décennies du xixe siècle et les premières du suivant, incorporant à son trésor toutes sortes de textes et d’objets (non seulement des livres, des journaux et diverses babioles, mais encore des cartes, des gravures, des animaux naturalisés, des armes et des curiosités), sans principe directeur particulier, faisant preuve d’une bienheureuse curiosité à l’égard de tout ce que ses différents donateurs étaient disposés à lui offrir.

Vif intérêt pour toutes choses

L’une des plus caractéristiques de ces nouvelles collections éclectiques fut la donation effectuée, en 1888, de quelque deux mille volumes ainsi que d’un abondant bric-à-brac, dont trois têtes humaines tatouées provenant de Nouvelle Zélande1, par les frères Lesson, docteurs en médecine et navigateurs, tous deux originaires de Rochefort. René-Primevère était né en 1794 ; son cadet Pierre-Adolphe en 1804. Les deux frères étaient fascinés par les sciences naturelles, la recherche pharmaceutique et l’exploration géographique. Tous deux voyagèrent dans le monde entier, observèrent, collectionnèrent et écrivirent, et ils semblent tous deux avoir éprouvé le plus vif intérêt pour à peu près toutes choses. De leurs seuls voyages dans les mers du Sud, Pierre-Adolphe et René-Primevère ramenèrent des manuels d’ethnologie, des anthologies de légendes de ces régions, des dictionnaires en tahitien, en fidjien, en maori, en hawaïen et en samoan, des livres traduits dans ces langues, tels que les Évangiles traduits en tahitien, des grammaires et des almanachs en langues indigènes et, bien sûr, des écrits de voyage. Leur époque marquait la fin de l’âge d’or du voyage, c’était un temps où, le monde entier se trouvant désormais, à quelques exceptions près, cartographié au bénéfice de la race européenne, les éditeurs avaient commencé à abreuver un public avide d’aventures d’un volume après l’autre de voyages imaginaires. La série best-seller en trente-six volumes des Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques avait été lancée en 1787–1789 par l’audacieux Charles Garnier à Amsterdam et à Paris ; une quarantaine d’années plus tard, Hetzel allait publier le premier des romans de Jules Verne, où se trouvaient combinés le fantastique et une géographie respectueuse de la réalité. Mais les frères Lesson ne se contentèrent pas de collectionner des ouvrages relatifs au monde connu ; ils en écrivirent aussi, et la bibliothèque municipale de Rochefort conserve plusieurs de leurs manuscrits inédits. Des livres sur la botanique, l’anthropologie, la taxidermie, la mythologie, la médecine, la linguistique, les événements historiques et (naturellement) les voyages furent le résultat de leur insatiable soif de connaissance, même si leurs travaux n’aboutirent pas toujours à des traités valables (de la Flore de l’Ouest de la France, de René-Primevère, voici ce que déclara le botaniste anglais James Lloyd : «Cet ouvrage n’est pas conçu d’une manière qui en permette l’usage»). L’exactitude des faits ou la confirmation d’une théorie présentaient aux yeux des deux frères moins d’importance que l’accumulation de données, si peu fiables ou improbables fussent-elles ; ils attachaient plus de prix à la quantité qu’à la qualité. René-Primevère, par exemple, se considérait comme un acquéreur insouciant et doué du savoir et se fiait à ses talents naturels. «Dès mes plus jeunes années, confia-t-il, j’ai été dévoré par la soif d’apprendre, et je lisais tout ce qui me tombait sous la main, ma mémoire était tellement heureuse que je pouvais retenir la matière de plusieurs volumes après huit jours de lecture attentive.» On pouvait certainement en dire autant de son frère.

Portrait de Pierre-Adolphe Lesson conservé à la bibliothèque municipale de Rochefort.

Et pourtant, à côté de la masse d’informations douteuses réunies par eux, on trouve d’extraordinaires témoignages, de la main des deux frères, à propos de certains détails essentiels de l’histoire de ces régions lointaines, détails de l’importance desquels ils ne peuvent avoir eu qu’une vague intuition. Il en existe de nombreux exemples dispersés çà et là dans leurs écrits : on peut en trouver dans leurs descriptions de la Polynésie, dans celles des installations supposées des Maoris dans le Pacifique, ou même dans leurs évocations de croyances et coutumes populaires en Poitou-Charentes. Mais il peut être intéressant de choisir un exemple plus surprenant encore de l’étendue de la curiosité des Lesson. Il apparaît dans le journal de voyage que tint Pierre-Adolphe à bord du Pylade, sur lequel il embarqua en qualité de chirurgien de première classe le 28 janvier 1839. Le Pylade, un «brick de guerre de vingt canons», était destiné à prendre part au blocus de Rio de la Plata et, de là, à faire voile vers les mers du Sud, d’où il devait revenir, avec à son bord son valeureux chirurgien, trois ans plus tard, le 28 avril 1842.

René-Primevère avait écrit (et, là encore, son frère Pierre-Adophe faisait écho à ce sentiment) que voyager était la meilleure de toutes les écoles. 

«Un voyage autour du monde ! Ces mots magiques ébranlent toutes mes idées ; le vœu le plus ardent de mon cœur est donc accompli. Que d’illusions, que d’idées fausses puisées dans les livres vont cependant disparaître, usées par l’expérience des choses.» 

L’expérience des choses : c’est là ce que Pierre-Adophe (à l’instar de son frère René-Primevère lors d’autres voyages) allait découvrir à l’occasion de son voyage à bord du Pylade.

Le Pylade entra dans le Rio de la Plata en 1839, au cours de l’été de l’hémisphère sud. À ce moment-là, l’Argentine était depuis plusieurs dizaines d’années aux mains du dictateur Juan Manuel de Rosas qui, d’abord en tant que gouverneur de la province de Buenos Aires et ensuite à la tête du pays entier de 1835 à 1852, avait établi un système de gouvernement fédéral, expulsant les «Unitaires», qui avaient pour alliés les puissances européennes. Pour des raisons peut-être en partie humanitaires (le gouvernement de Rosas fut l’un des premiers d’une longue histoire de dictatures sanguinaires dans le sous-continent) mais surtout politiques et économiques, la France soutenait les rebelles unitaires qui s’étaient réfugiés sur la rive opposée du Rio de la Plata, en Uruguay. Dans l’intention de contrôler tout le commerce à partir du siège du gouvernement à Buenos Aires, Rosas avait interdit l’importation de grain et de farine en provenance de l’étranger ; en réaction, mais sans aller jusqu’à déclarer la guerre, la France institua le blocus du port de Buenos Aires. Telles sont les circonstances dans lesquelles Pierre-Adolphe Lesson posa pour la première fois le pied en territoire argentin.

La première page du manuscrit du Pèlerinage de Pylade de Pierre-Adolphe Lesson (4 vol. CGM 64–67, Inv. 8131–34).

De Montevideo à la Terre de Feu

De son écriture claire et fleurie, Pierre-Adolphe raconta dans son journal les longues semaines de son séjour sud-américain. Ancré d’abord à Montevideo, puis à Quilmes, ensuite à Buenos Aires et enfin de nouveau à Montevideo, avant de reprendre la mer en direction de la Terre de Feu, le Pylade offrait à Pierre-Adolphe un poste d’observation d’où il lui était possible d’examiner tout ce qui lui tombait sous les yeux. Cet étonnant polyglotte, qui avait déjà tenté de maîtriser les langages polynésiens compliqués, étudia seul l’espagnol et acquit en peu de temps une aisance qui lui permettait d’écouter et de noter les conversations et les discours des indigènes rioplatenses, ainsi que de lire et de transcrire toutes sortes de documents et de se tenir au courant des nouvelles dans les journaux locaux.

Peut-être est-ce au fait même que Pierre-Adolphe fût dépourvu de toute formation académique en histoire, en anthropologie, en ethnographie ou en linguistique qu’il devait la fraîcheur de son regard et de son écoute face aux réalités du Nouveau Monde. Le hasard veut que, quelque huit ans plus tôt, Charles Darwin était arrivé en Amérique du Sud à bord du Beagle, et il est intéressant de comparer avec celles de Pierre-Alphonse les descriptions que fit Darwin des gens et des paysages (ainsi que de la politique de la dictature de Rosas). Chez Darwin, c’est manifestement le flair du naturaliste qui domine, l’intérêt scientifique qui le porte à collectionner des spécimens botaniques, minéraux et animaux ; pour Pierre-Alphonse, presque tout, humain ou pas, offre un intérêt et il prend note de ses observations, détail par détail, avec la patience de l’Ange greffier.

Au nombre des abondants exemples de la vaste curiosité de Pierre-Adolphe se trouve un poème en espagnol sur lequel il est tombé par hasard dans un journal daté du 25 mai 1839 (date du vingt-neuvième anniversaire de l’indépendance de l’Argentine par rapport à l’Espagne), et qu’il a transcrit sous l’intitulé «Extrait du Grito Argentino», en précisant que cette «marche patriotique» avait été composée par un certain Dr Vincent (Vicente) López. Bien qu’on ne chantât pas officiellement cette marche sous le gouvernement de Rosas, le poème de López avait été adopté en 1813 par l’Assemblée nationale en tant que paroles de l’hymne national argentin. Pierre-Adolphe ne se borna pas à en faire une simple transcription. Il commenta le style et la portée du poème, ainsi que son importance au regard de la politique de Rosas, et ajouta même des éléments supplémentaires glanés dans un journal d’opposition paraissant en Uruguay, lesquels consistaient en dialogues satiriques, d’autres chants patriotiques (avec leur traduction française) et des descriptions rapportées, avec explications détaillées, de dessins humoristiques et de caricatures du tyran. Il transcrivit également des sections de la Gaceta mercantil de Buenos Aires, un journal fidèle à Rosas, en prenant bonne note de l’épigraphe : «Vivan los federales, mueran los salvages (sic) unitarios y sus aliados los franceses» («Vivent les fédéraux, mort aux sauvages unitaires et à leurs alliés les Français»). Et tout cela n’est qu’un exemple entre tous ceux qui constituent le journal de Pierre-Adolphe, un journal qu’il continua de rédiger avec une inlassable énergie au long des mois que dura encore le périple du Pylade.

El Grito argentino, copié par Pierre-Adolphe Lesson en 1839. Ce poème de Vicente Lopez est devenu l’hymne national argentin.

Pierre-Adolphe écrivit son journal en plusieurs volumes qu’il transcrivit et corrigea ensuite avec soin en quatre tomes reliés, avec l’intention manifeste de les publier. Cela ne se fit jamais. A l’instar de tant de leurs pareils, le journal et ses observations éclectiques attendent patiemment, sur les rayonnages de la bibliothèque municipale de Rochefort, l’érudit curieux qui les sauvera de l’oubli et leur conférera la modeste immortalité que leur auteur espérait de l’impression.

1. Ces têtes ne se trouvent plus aujourd’hui à la bibliothèque.

Les éditions Atlantique ont fait paraître La Perle d’Estrémadure. Une histoire de l’île de Ré, par Alberto Manguel avec les photographies de Thierry Girard. 

Cet article fait partie du dossier Alberto Manguel, écrivain lecteur..

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