La Saintonge bien rangée

Quelques livres et manuscrits d’André Lemoyne, poète, légués par Maurice Martineau à la bibliothèque municipale de Saintes. La salle de billard conserve actuellement les imprimés du XVIe au XXe siècle.

Du 21 au 23 octobre 2021 se tient à Poitiers un colloque avec Alberto Manguel à propos de son œuvre d’écrivain et de lecteur. L’Actualité Nouvelle-Aquitaine propose à cette occasion de publier au gré des semaines les articles de l’écrivain parus dans ses précédentes éditions. Le colloque est organisé par le laboratoire FoReLLIS, université de Poitiers, équipe B2 « Histoire et poétique des genres », programme « La lecture et les genres » (Alain Bègue, Séverine Denieul, Charlotte Krauss, Pierre Loubier et Antonia Zagamé). Pour consulter le programme des trois journées : Alberto Manguel, écrivain lecteur. La lecture, le livre, la bibliothèque.

Par Alberto Manguel Photos Marc Deneyer
Traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf

La bibliothèque municipale de Saintes est, dans son état actuel, une institution récente. Reconstituée après l’incendie qui, le 11 novembre 1871, détruisit une bonne partie de ses vingt-deux mille volumes et toutes les archives municipales manuscrites, la bibliothèque est logée depuis 1938 dans deux immeubles adjacents. L’un, le principal, occupe les bâtiments récemment restaurés de l’ancien couvent des Jacobins, où s’était établi en 1293 l’ordre des Dominicains (ou Jacobins) ; l’autre, où sont conservés les fonds anciens, consiste en une villa art nouveau datant de la fin du xixe siècle qui s’étend à l’aise sur deux étages imposants. Les deux bâtiments entourent, à l’ombre de la tour ronde de l’ancien échevinage, un petit jardin paisible, havre de paix au cœur d’une ville paisible.

Après l’incendie, deux hommes furent responsables de la reconstitution du fonds. D’abord Louis Audiat, bibliothécaire au moment de la catastrophe, et ensuite son successeur, l’érudit Charles Dangibeaud, achetèrent, quémandèrent et empruntèrent des livres à diverses autres institutions ainsi qu’à des personnalités locales afin de compenser les pertes. Toutes sortes de trésors furent logés sous le nouveau toit de la bibliothèque : les Heures à l’usage de Saintes, de Simon Vostre, datant de 1507, un choix d’encyclopédies et de dictionnaires du xviiie siècle, une édition originale des Provinciales de Pascal. Différentes donations suivirent, de sources et sur des sujets variés, jusqu’à ce qu’en 1928 le bibliophile et homme d’affaires Maurice Martineau lègue par testament à la ville de Saintes sa collection de plus de dix mille volumes, assortie de nombreux autographes et gravures, ainsi que sa maison et le couvent, dans le but qu’y soit installée la bibliothèque municipale. Dix ans après, en 1938, le transfert était achevé. Martineau était un remarquable collectionneur et un étonnant amateur. Sa maison était (et est toujours, en dépit d’une restauration hâtive) un mélange d’artisanat précieux et de kitch : à certaines des fenêtres, de délicates rosaces en verre soufflé ornées de grotesques hollandais partagent l’espace avec un papier de tapisserie doré et lourdement gaufré et des boiseries exagérément sculptées ; une salle de bain entièrement carrelée par Jacob (wc compris) voisine avec un escalier de bois d’une ligne raffinée et de proportions parfaites ; des plafonds décorés pseudo-gothiques surmontent une tapisserie pseudoRenaissance représentant une scène d’amour bucolique. Un salon de musique encombré d’un poêle en céramique de Loebnitz témoigne des intérêts musicaux de Martineau ; le vaste bureau (aujourd’hui dépouillé du mobilier original) de ses activités intellectuelles et commerciales ; la salle de billard entourée d’une magnifique fenêtre panoramique en verre teinté ainsi que la belle salle à manger et les grands salons du rez-de-chaussée, de ses aspirations bourgeoises.

Rien, dans l’espace architectural, ne donne la moindre idée des intérêts livresques de Martineau. En tant que bibliophile, celui-ci n’était, à proprement parler, ni un chercheur érudit ni un lecteur hédoniste, ni un homme passionnément avide de savoir littéraire, ni un amateur ravi de ce que la littérature avait de mieux à offrir. En réalité, Martineau était moins attiré par les livres en eux-mêmes, que ce fût en tant que créations artistiques ou en tant qu’objets d’art (bien qu’un bon nombre de très belles reliures fassent partie de sa collection), que par le mode et les motifs de leur concordance avec ses deux intérêts primordiaux : l’usage de la langue de Saintonge en relation avec le folklore local, et ce qu’on pourrait qualifier de «biographie» d’un livre, l’histoire de son évolution de sa conception à son édition définitive. Martineau combinait ces deux intérêts d’une façon peu ordinaire.

Rosace d’une fenêtre de la salle du médaillier qui jouxte le bureau de Maurice Martineau.

Il arrive souvent que le collectionneur passionné d’un certain auteur ou d’un certain titre aime à posséder non seulement les œuvres de cet auteur ou les différentes éditions de ce titre, mais aussi les éléments connexes qu’il peut trouver en rapport avec ces sujets. Martineau poussait ce plaisir plus loin encore. Il ne se contentait pas de rechercher certains auteurs régionaux, tel, par exemple, un poète très mineur du nom d’André Lemoyne, connu de son vivant comme «le poète de la Saintonge», mais aussi toute la correspondance qu’il pouvait trouver concernant l’œuvre, publiée ou non, les brouillons successifs, les versions corrigées, les illustrations de poèmes et toutes sortes d’autres images et écrits. Dans certains cas, Martineau conservait également les pages de catalogue dans lesquelles ces objets étaient présentés ainsi que ses propres lettres concernant leur achat, les factures et les reçus. En vérité, tout ce qui avait le moindre rapport, si vague fût-il, avec le sujet était examiné, acheté, collé dans un grand cahier, numéroté et catalogué, et le tout était alors soigneusement relié et rangé dans la bibliothèque.

Peut-être Martineau était-il réellement ému par la poésie terre-à-terre d’un poète tel que Lemoyne, mais on peut en douter. Ce n’était assurément pas l’usage par Lemoyne de la langue saintongeaise, qui n’est guère apparent dans le corpus principal de son œuvre. Selon le lexicographe Colle, dans son ouvrage érudit : L’humour en Aunis en Saintonge, «le Saintongeais a hérité de ses ancêtres romains le goût du “beau parlange”. Le patois est plein de mots ronflants et d’imparfaits du subjonctif dont on a “plein la goule”». Cela peut être vrai du langage parlé, mais il n’en paraît pas grand-chose dans les poèmes de Lemoyne. Né à Saint-Jean‑d’Angély en 1822, fils d’un notaire de la ville, Lemoyne fut nommé sous-préfet sous la révolution de 1848. Il devint avocat à Paris, mais n’exerça pas. Il accepta donc un poste de correcteur d’épreuves pour la maison Firmin Didot, où il passait le plus clair de son temps à composer des vers qui finirent par être récompensés par l’Académie française. Pour prendre la juste mesure de la position de Lemoyne en tant que poète, il peut être utile de noter qu’en 1888, deux ans après la publication par Rimbaud de ses Illuminations, Lemoyne écrivait :

Et la Reine, plus tard, par un beau soir d’été,
S’affaissa sur un lit touffu de marjolaine,
Pour mettre au jour… un œuf… mais un œuf enchanté
D’où s’échappa surprise et souriante… Hélène.

Martineau rassembla plusieurs manuscrits et différentes éditions publiées de l’œuvre de Lemoyne. On peut y trouver, ici des corrections destinées à l’imprimeur (c’était là l’un des stades de la «biographie» du livre qui intéressait particulièrement Martineau), là une dédicace ou une variante d’un vers. Un lecteur attentif pourrait suivre l’évolution d’une pensée poétique du premier brouillon à la version finale, en vue de comprendre comment, dans des circonstances changeantes, un poème vient au monde. On pourrait se demander si, dans le cas de Lemoyne, le résultat justifierait un tel effort mais, de toute façon, une démarche aussi abstruse n’intéressait pas Martineau. Les objets écrits eux-mêmes, tels des jalons sur le chemin allant de l’inspiration à l’achèvement, lui plaisaient à leur propre titre, qu’il s’agît de volumes reliés ou d’ex-libris, surtout lorsqu’ils étaient nés de la plume d’un auteur natif de la Saintonge. Mais là s’arrêtait leur attrait.

Détail d’un manuscrit d’André Lemoyne.

Même un commérage littéraire révélé par une lettre ou un billet ne semblait susciter chez Martineau ni commentaire ni annotation ; il était apparemment au-dessus des délices mesquins d’un bouquineur fureteur. S’il colle dans l’un de ses albums reliés une missive autographe de Pierre Loti (lequel doit sa place dans la collection à sa qualité de principale célébrité littéraire de la ville voisine de Rochefort), Martineau ignore (ou, s’il l’a observé, ne nous en laisse à lire nulle trace) le népotisme assez honteux qu’implique la demande de Loti. De sa grande écriture languide, Loti s’adresse en ces termes à Henry Houssaye, membre d’un jury décernant un certain prix :

Cher ami,
Je viens en solliciteur vous ennuyer pour le prix Montyon ; pardonnez-moi, je vous en prie. Une bonne vieille tante à moi, Mme Nelly Lientier, présente deux livres au concours de cette année. Si vous vouliez bien lui être indulgent et favorable, je vous en aurais tant de reconnaissance.

Encore pardon et veuillez, je vous prie, croire à ma plus amicale sympathie.
Votre bien dévoué
P. Loti

Il s’est trouvé des cas où des collectionneurs d’art et des bibliophiles étaient motivés par un plaisir autre qu’esthétique, par des raisons politiques ou historiques, ou par le désir de constituer une collection en fonction d’un thème qui n’était que tangentiel aux œuvres elles-mêmes, tel celui de l’homme d’affaires japonais qui acheta des Van Gogh pour un montant de plusieurs millions de dollars parce qu’il aimait collectionner des images de fleurs. En ce qui concerne Martineau, il est plus difficile de mettre le doigt sur ce qui motivait sa passion. Ses contemporains voyaient en lui non seulement un excellent homme d’affaires qui avait bénéficié de l’activité de son père dans le commerce du cognac, mais aussi un homme d’action qui avait contribué pendant la guerre à l’organisation de la Croix-Rouge régionale. Peut-être son attachement à la ville de Saintes et à sa région explique-t-il en partie sa bibliophilie. Pour certains lecteurs, c’est le texte qui demeure essentiel dans les multiples transformations d’un livre ; pour d’autres, tel Martineau, c’est ce que représentent les textes, en tant qu’objets matériels, dans l’affirmation d’une identité locale : symboles plutôt que développement d’idées, preuve de l’existence d’un lieu qui doit celle-ci à la conviction de ceux qui l’habitent.

Cet article a été publié en avril 2010 dans L’Actualité Poitou-Charente au moment où le Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes avait confié à Alberto Manguel une mission d’exploration et de valorisation des fonds patrimoniaux de certaines bibliothèques et services d’archives de la région (dans le cadre du Plan d’action pour le patrimoine écrit (PAPE) financé par le ministère de la Culture et de la Communication). Les textes de l’écrivain ont été publiés dans la revue, illustrés des photographies de Marc Deneyer, dans le cadre d’un partenariat établi entre le CLL et l’Espace Mendès France.

Les éditions Atlantique ont fait paraître La Perle d’Estrémadure. Une histoire de l’île de Ré, par Alberto Manguel avec les photographies de Thierry Girard. 

Cet article fait partie du dossier Alberto Manguel, écrivain lecteur..

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