L’avenir des jeunes historiens

En péril, illustration de La Science française n° 3, 21 mars 1891. Source Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Par Martin Galilée

Une table ronde réunissant des historiens des sciences, notamment un maître de conférences et deux doctorants, a débattu de l’avenir de cette discipline et des carrières de chercheur à l’occasion de la journée «L’histoire des sciences aujourd’hui» le 25 janvier 2019 dans le cadre des trente ans de l’Espace Mendès France. 

L’avenir de la recherche en sciences humaines et sociales se dessine dès le début de carrière des jeunes chercheurs, qui commence aujourd’hui en doctorat : «À mon époque [entre 2009 et 2013], être doctorant c’était être étudiant», explique Thomas Morel, historien des mathématiques au laboratoire de mathématiques de Lens et de l’Éspé Lille Nord de France. «Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les doctorants tendent à être considérés comme des enseignants-chercheurs, des collègues. Ils sont représentés dans les laboratoires, on les incite à organiser des colloques et à faire des publications tout en finissant leur thèse de plus en plus rapidement.» Mais le doctorat en sciences humaines et sociales subit de nombreuses pressions et mutations, sous l’influence de la culture professionnelle des sciences fondamentales et appliquées et des modèles de recherche européens. L’égalité d’accès au doctorat, la liberté de choix des sujets et l’autonomie intellectuelle sont remises en cause, dans une atmosphère de précarisation des carrières.

Une inégalité d’accès au doctorat

Dans les sciences fondamentales et appliquées, l’entrée en doctorat se fait généralement très jeune et avec un financement, alors qu’en sciences humaines et sociales les profils sont plus variés et les bourses plus rares. Mathilde Frémont, doctorante en histoire des sciences à l’université de Montpellier, donne l’exemple du laboratoire Lirdef : «Beaucoup de doctorants sont enseignants dans le secondaire et font leur thèse en parallèle de leur profession. Un grand nombre d’entre eux n’ont pas de contrat, je fais partie des chanceuses.» Ces différences tendent à être ignorées par les institutions, au préjudice des jeunes chercheurs. «Dans certaines universités, on ne peut pas se réinscrire après la troisième année si on n’a plus de financement», explique Benjamin Le Roux, visant notamment la logique en place au sein des collèges de sciences fondamentales et appliquées. Une situation injuste pour Pietro Corsi, professeur emeritus d’histoire des sciences à la faculté d’histoire de l’université d’Oxford et directeur d’études à l’EHESS : «Le fait que dans certains laboratoires on ne puisse être doctorant sans être financé est inacceptable, puisque cela introduit des différences entre citoyens.»

«C’est une curieuse machine à percer que l’on peut installer n’importe où, grâce à l’eau sous pression qui la fait mouvoir et qu’on peut lui apporter par un simple tube de caoutchouc.» Machine à percer, illustration de La Science française n° 70, 30 juin 1892, p. 699. Source Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

«Cette interdiction de réinscription pose des questions notamment au niveau de l’intégrité scientifique, continue Benjamin Le Roux. Il y a quelques mois par exemple, je me suis vu proposer une bourse mobilité provenant d’une fondation que certains qualifieraient d’entriste par rapport à des questions qui m’intéressent dans le cadre de ma thèse, et je pense que si j’avais accepté de travailler avec eux j’aurais pu obtenir par la suite un financement pour ma cinquième année et me réinscrire sans problème.» Pour Thomas Morel, c’est l’autonomie intellectuelle qui souffre de cette dépendance aux financements, alloués à des sujets à la mode ou très orientés. «Un contrat a circulé proposant un sujet de thèse fléché, financé par l’Idex (initiative d’excellence), sur “l’influence des financements Idex sur la trajectoire scientifique des chercheurs”. Le système se mord complètement la queue. On se demande où le doctorant va postuler dans le cadre de son post-doctorat s’il arrive à prouver que les financements Idex sont une mauvaise chose !» 

L’exception des thèses françaises

La question de la nature même des thèses est au cœur du débat, rappelle Benjamin Le Roux. En effet, l’exception française en sciences humaines et sociales, en opposition au modèle européen et à celui des sciences fondamentales et appliquées, se manifeste par des thèses longues en durée et en nombre de pages, qui impliquent souvent un fastidieux travail de recherche documentaire, d’édition, voire de traduction. Notons par exemple qu’un doctorant en histoire peut se retrouver confronté à des milliers de documents d’archive originaux non triés, localisés (ou perdus) à divers endroits de France ou du monde. «Les chercheurs de l’étranger sont toujours frappés par les thèses françaises, raconte Pietro Corsi. En Angleterre, une thèse c’est trois ans. On pense collectivement que c’est au désavantage des doctorants de la faire en quatre, cinq ou six ans.» Alors que les institutions françaises œuvrent à limiter la durée des thèses, les attentes de contenu demeurent aussi élevées, une situation intenable pour les doctorants. «Soit on part du principe qu’une thèse en histoire des sciences mérite un petit peu plus de trois ans, soit on adapte les attentes. Une thèse en histoire des sciences doit-elle nécessairement approcher 400 pages ?», interpelle Mathilde Frémont.

Revue L’Université de Montpellier, 1890, aux archives nationales. Documents utilisés par Mathilde Frémont dans sa thèse sur les collections et le patrimoine de l’université de Montpellier au regard de l’enseignement et de la recherche. Photo Mathilde Frémont.

Cette hésitation entre deux modèles a des répercussions tout au long des carrières. «Le modèle européen désormais classique de post-doctorat de longue durée où on est jeune chercheur pendant cinq à dix ans après sa thèse n’a pas vraiment pris en France, explique Thomas Morel. On reste sur un modèle d’Ater (attaché temporaire d’enseignement et de recherche) relativement court. On voit maintenant des jeunes chercheurs qui restent longtemps précaires, sans pourtant bénéficier de l’abondance des offres présentes dans d’autres pays.»

Tout est politique

Le modèle français, au demeurant, pourrait bien être celui de l’avenir. «Nous sommes l’un des derniers pays où les postes de titulaires sont des postes pérennes», explique Wolf Feuerhahn, historien des sciences et des savoirs, chercheur CNRS au centre Alexandre Koyré et directeur de la Revue d’histoire des sciences humaines. «Je pense que c’est très précieux, et que l’introduction des post-doctorats en sciences humaines est une catastrophe. […] C’est le meilleur moyen de dire “on recrute les gens à partir de 40 ans”, c’est-à-dire à partir du moment où leur vie personnelle a explosé et qu’ils ont fait trois burn-outs. […] Quand on voit les files de chercheurs italiens qui se pressent au CNRS, on se dit qu’on est encore attractifs, peut-être par rapport à d’autres modèles.»

Prenant le rôle de senior, Pietro Corsi exempte ses collègues d’illusions : «La solution, c’est vraiment le politique. Nous pouvons seulement vous soutenir, mais c’est votre futur. Beaucoup de collègues vont répondre avec sympathie, mais il faut aussi une action politique.» 

Cet article fait partie du dossier L’histoire des sciences aujourd’hui.

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