La Maison du Peuple de Clichy

Eugène Beaudoin et Marcel Lods, Maison du Peuple de Clichy (Hauts-de-Seine), Vue de l’armoire à planchers, photo anonyme, non datée. Fonds Marcel Lods, Centre d’archives d'architecture du XXe siècle de la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris.

Comment réévaluer la qualité architecturale d’un patrimoine bâti du xxe siècle afin de le sauver de la ruine ou de la destruction.

Par Manon Bugean

«Pour notre ville coquette, soucieuse d’hygiène et de confort, ces installations rudimentaires et disparates ne peuvent se perpétuer plus longtemps. […] Il faut améliorer. Une note de confort et de coquetterie doit être marquée dans le nouvel agencement.»

C’est ainsi que Charles Auffray, maire de la ville de Clichy de 1925 à 1935, lance le projet de construction de la Maison du Peuple. Porté par ses convictions communistes et l’engouement socialiste de l’époque, il souhaite offrir à sa ville et à ses habitants, un endroit qui rythmerait la vie du quartier grâce à diverses manifestations culturelles, sociales et politiques. Outre ces aspects, le but de ce projet est aussi d’agrandir l’espace dévolu au marché de la ville, devenu trop petit. Le lieu est trouvé : la Maison prendra place au cœur de la ville, sur un terrain bordé par l’une des voies les plus importantes de la ville, le boulevard de Lorraine.

L’appel d’offre est lancé en 1935. Très vite, Marcel Lods et Eugène Beaudoin sont choisis. Les deux architectes, qui n’en sont pas à leur première collaboration, proposent la création d’un édifice de grande taille dont les différents espaces seraient totalement modulables permettant d’accueillir à la fois les commerçants les jours de marché ainsi que les événements culturels et les associations pendant les week-ends. Plusieurs procédés mobiles sont alors mis au point afin d’assurer la polyvalence du lieu.

Eugène Beaudoin et Marcel Lods, Maison du Peuple de Clichy (Hauts-de-Seine), Montage des panneaux de façades, vers 1938, Fonds Jean Prouvé, Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, Paris.

Armoire à planchers et mur-rideau

Les deux architectes sont épaulés par Jean Prouvé (1901–1984) et Vladimir Bodiansky (1894–1966) dans la conception des éléments mobiles de la Maison du Peuple. Ensemble, ils imaginent la création d’une couverture mobile et d’une armoire à planchers. Le toit ouvrant permet d’offrir à la Maison du Peuple une cour intérieure pour les manifestations estivales mais aussi d’apporter une luminosité supplémentaire puisque les deux pans sont vitrés. L’armoire à plancher est composée de huit planchers dont seulement trois sont encore conservés. Par un système mécanique, ils peuvent être surélevés et disposés de manière à agrandir la surface au sol du premier étage en comblant l’espace donnant sur le rez-de-chaussée. Le fonctionnement de ces deux éléments, mis au point par Bodiansky, est assuré par la force mécanique. De son côté, Jean Prouvé propose pour la Maison du Peuple, un concept innovant pour l’époque : le mur-rideau.

Bien qu’en réalité il n’en soit pas le créateur, le nom de Jean Prouvé reste le plus connu lorsque l’on évoque ce type de façade. Le mur-rideau est une façade légère qui recouvre la partie extérieure d’un édifice mais contrairement à une façade traditionnelle, elle n’assure pas la stabilité de ce dernier et n’est donc pas constitué de murs porteurs. Jean Prouvé l’explique de la manière suivante : les bâtiments sont composés d’une «structure en métal ou en béton comme un être humain comporte un squelette, auquel il fallait ajouter le complément logique d’un squelette : l’enveloppe».

«Une nouvelle façon de faire l’architecture» Jean Prouvé

Si la Maison du Peuple reste si importante pour l’histoire de l’architecture et du Mouvement moderne, c’est parce qu’elle est l’une des premières à présenter les théories de Jean Prouvé en matière de mur-rideau. Pour ce bâtiment, les façades sont constituées de grands panneaux en aluminium ouvert ou fermés. Outre l’innovation technique que cela représente et les aspects économiques, c’est aussi bien souvent pour son côté esthétique que le mur-rideau est employé. Aujourd’hui, l’utilisation du verre pour les façades des bâtiments est préférée à celle de l’aluminium. La technique du mur-rideau s’inscrit dans le Mouvement moderne en France qui apparaît au début du xxe siècle.

L’apparition de nouveaux matériaux tels que le béton ou l’acier, et le perfectionnement de techniques industrielles donnent un nouvel essor à l’architecture. Les constructions sont plus sobres, plus pures, sans ornements superflus, et composées de volumes et de formes simples. En France, le courant est porté par la figure du Corbusier et de ses cinq grands principes architecturaux qui seront les caractéristiques majeures du Modernisme français. Pour rappel, ces cinq piliers sont les pilotis permettant de libérer l’espace du rez-de-chaussée ; le plan libre qui décloisonne totalement l’espace intérieur en abolissant l’utilisation de murs porteurs ; le toit-terrasse qui offre un nouvel espace en plein-air au sommet du bâtiment ; les fenêtres en bandeau et les façades libres, c’est-à-dire légère et indépendante de la structure, viennent compléter la liste. La villa Savoye, construite à Poissy par le Corbusier entre 1928 et 1931, se veut être l’exemple parfait de l’application de ces principes.

Eugène Beaudoin et Marcel Lods, Maison du Peuple de Clichy (Hauts-de-Seine), vue de la façade mur-rideau dans son état actuel. Photo Manon Bugean, mai 2022.

Différents projets de réhabilitations

Malgré le bijou moderniste que représente la Maison du Peuple pour les historiens de l’architecture et les architectes, sa pérennité a été menacée à plusieurs reprises. Au début des années 1980, les structures métalliques se dégradent de plus en plus et il devient alors urgent d’intervenir. Pour pallier le coût élevé des restaurations, la municipalité dépose une demande de classement au titre des monuments historiques. Après un premier refus en 1963, la demande se solde une nouvelle fois par un échec. Les raisons évoquées dans les deux cas sont le manque de recul nécessaire pour juger de l’importance de l’œuvre pour l’histoire de l’architecture et le fait qu’il est impossible de classer un monument dont les architectes et concepteurs sont encore vivants. Au moment du dépôt de la deuxième demande, Eugène Beaudoin et Jean Prouvé sont encore en vie. En 1982, le dossier de classement est de nouveau remis sur le tapis. Cette fois-ci, c’est une réussite : la Maison du Peuple est classée monument historique dans son intégralité lors de la séance du 24 janvier 1983. Jean Prouvé, dernier concepteur encore vivant au moment du classement, décède l’année suivante. Après l’avis favorable de la Commission, un programme de sauvegarde et de réhabilitation est mené par l’architecte en chef des Monuments historiques, Hervé Baptiste. Pendant dix ans, il s’attèle à la rénovation intérieure et extérieure de l’édifice.

Un projet de Rudy Ricciotti

Après 2005, outre le marché alimentaire au rez-de-chaussée, la Maison du Peuple est de nouveau peu à peu abandonnée. Il faut attendre la fin des années 2010 et le concours «Inventons la métropole du Grand Paris» (2016–2017) pour que l’avenir de l’édifice s’éclaircisse. Ce concours urbanistique est un vaste appel à projet de réhabilitations des édifices oubliés de la région parisienne. Pour la Maison du Peuple, c’est le projet de l’architecte Rudy Ricciotti qui est retenu. Connu et reconnu pour la construction du Mucem à Marseille, l’architecte souhaite proposer une nouvelle forme et une nouvelle fonction à l’édifice. Le bâti principal de la Maison du Peuple devient un marché de petits producteurs et proposera différents services à la population de la ville. Si jusqu’ici le projet semble être prometteur, son envie d’élever une tour tressée au-dessus pour y accueillir des logements de standings suscite de vives contestations des habitants et des experts. Ils y voient une dénaturation totale du courant artistique auquel appartient l’édifice. Le débat s’intensifie et se retrouve sur le bureau du ministre de la Culture de l’époque, Franck Riester, qui est sommé d’intervenir. L’architecte est contraint de proposer un nouveau projet. Faute d’accords entre les deux parties, la collaboration est finalement abandonnée en 2019.

Marcel Lods, Eugène Beaudoin et Rudy Ricciotti (architectes), Simulation en trois dimensions du projet imaginé par l’architecte Rudy Ricciotti pour le concours «Inventons la métropole du Grand Paris», vue depuis le boulevard du Général Leclerc, 2016. © Groupe Duval.

Coup de cœur d’Alain Ducasse

La même année, la Maison du Peuple est repérée par le chef étoilé, Alain Ducasse. À la recherche d’un nouveau lieu pour installer le siège social du groupe Ducasse, il a un véritable coup de cœur pour l’édifice. Malgré quelques résistances, le projet est lancé. Pour en faire un lieu privé, il faut que la Maison du Peuple soit déclassée afin de permettre l’achat. La décision du déclassement est prise en juin 2021 par le conseil municipal. Ducasse souhaite faire de la Maison du Peuple, une vitrine de la gastronomie française. En plus de l’installation des bureaux de son siège social, il souhaite y implanter ses manufactures de chocolats, de biscuits et de glaces. Une allée marchande et un restaurant seront ouverts au public.

Le projet semble plaire, notamment parce qu’il conserve la forme architecturale emblématique de l’édifice. Cependant, quelques réserves quant à l’accessibilité du lieu sont émises par les habitants. Les travaux sont en cours et le groupe Ducasse prévoit de s’y installer début 2024.

L’histoire de la Maison du Peuple est importante sur le plan historique et artistique, mais elle l’est tout autant sur le plan politique. Les débats autour de sa protection et de ses projets de réhabilitations ont tout de même permis de faire avancer la politique patrimoniale française et de remettre l’édifice sur le devant de la scène architecturale.

Cet article a été réalisé lors d’un séminaire de médiation et d’écriture journalistique dans le cadre du master histoire de l’art, patrimoine et musées de l’Université de Poitiers.

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