J’ai retrouvé cette rue qui n’avait pas changé

Rosa à Lodz, 31 décembre 1916. «Il est passé mon printemps / Qui ne reviendra jamais / Et ma vie douloureuse / M'accable toujours plus.»

Par Héloïse Morel

«Je ressemble peut-être à une gravure de mode du xixe siècle, mais j’assume !» Héritage de son grand-père Nathan (Nuzyn) Strawczynski, tailleur originaire de Galicie (province de la Pologne), dont Éric Strawczynski retrace le parcours de vie et celui de sa femme, Rosa Garnek. De familles juives, Nathan et Rosa vont parcourir l’Europe, de la Pologne à l’Allemagne avant d’arriver en France en 1923 où ils sont naturalisés en 1930. Clef de leur survie, en tant que Français, ils échappent aux rafles et au sort de la Shoah. Ce périple dans le temps et les villes polonaises, allemandes (Coblence) et françaises (Nancy, Laon, Villeneuve-sur-Lot), Éric Strawczynski le parcourt lui-même au moment où il découvre les archives de son père Max dont des photographies et un atlas. Il y a des inconnues dans l’histoire de ces voyages et ces adaptations que l’auteur découvre en remontant le fil… 

«Il y avait une légende familiale qui disait que mon grand-père était né à Varsovie, or pas du tout, il était né dans une petite bourgade de Galicie, non loin de celle de ma grand-mère. Avec l’atlas et les certificats de naissance, j’ai recherché les noms, les lieux, j’ai comparé.»

Au départ, Éric Strawczynski ne pense pas publier un livre de cette histoire-là. Mais une année de recherche et de cheminement dans les archives l’enjoigne à partager ces vies. Soutenu par sa femme et aidé par un jeune ami polonais, Jakub Polaszczyk, il prend connaissance des archives polonaises et réalise ce chemin depuis la Galicie jusqu’à Villeneuve-sur-Lot. Des éléments parcellaires émergent, il y a d’abord l’incertitude des lieux, les prénoms également (est-ce Nathan ou Nuzyn ?). Une enquête à laquelle se mêle de nombreuses lectures historiques pour ancrer ces histoires individuelles au fait collectif. «J’ai fait le trajet jusqu’à rechercher les lieux où ils ont vécu. Parfois avec difficulté, les noms de rues ayant changé. C’est partir sur les traces en fait, on prend son sac et puis c’est touchant. Quand je suis arrivé dans cette petite bourgade où vivait ma grand-mère, j’ai remonté la rue que je connaissais par une photographie ancienne, j’ai retrouvé cette rue qui n’a pas changé… c’est assez vertigineux cette conscience du temps. J’avais envie de leur rendre hommage pour leur courage, qui peut sembler normal, mais que je trouve héroïque, modestement, dans leur traversée et résistance. Leur histoire m’a amené à relire toute l’histoire du xxe siècle, au-delà d’une histoire collective, économique et politique, l’approche de l’École des Annales et de la micro-histoire a apporté quelque chose de nouveau en descendant de manière profonde dans les mœurs, la vie des personnes. Ma philosophie est de dire qu’au-delà d’un déterminisme qui pèse sur les destins d’un groupe, les destins individuels ne peuvent pas être compris comme globalisant. Il y a une marge de liberté, de chance, d’indéterminé qui fait que l’on échappe à une forme de désespoir.»

Nathan, Rosa et leurs fils Max et Hermann en 1923.

Délier le tabou

Dans la vie de Nathan et Rosa, toujours, une échappée en amont du drame à venir. Leur exode est constant jusqu’à la France, lié à une situation économique défavorable dans un climat général plus délétère. «Il y a une intuition chez eux, une intuition de gens qui ont l’expérience de situations analogues. Le fait qu’ils aient vécu leur enfance à Lodz, cette grande ville agitée, marmite incroyable, leurs a appris énormément. Mais ce n’est pas formalisé intellectuellement, ils n’avaient pas fait d’études.» La force de Nathan et Rosa réside dans leur capacité à s’adapter en tout lieu. Parlant yiddish, leur histoire est passée sous silence dans la famille, cachée dans les non-dits. «J’ai eu un très bon contact avec mes grands-parents, ils étaient aimants et affectueux. Mais mon père a fait un peu obstacle, non pas délibérément, mais il ne voulait pas que je sache ces choses-là. Il faisait partie de cette génération qui a vécu l’Occupation très jeune, il s’est engagé dans les Forces françaises libres. Après la guerre, cette génération d’hommes voulait tourner la page, c’est regrettable mais je le comprends. Ils voulaient s’intégrer. De plus, il a acquis un statut social plus éminent, c’est un symptôme assez connu lorsque l’on change de statut social à assumer ce parcours sociologique. Moi, j’étais petit, je n’ai pas pensé à noter. Mon père n’a pas facilité les choses mais il m’a transmis ces documents à exploiter.» Et dans ces creux se niche la langue, celle des grands-parents. Éric Strawczynski pensait qu’ils parlaient polonais. 

«En réalité, c’était une langue d’appoint pour aller faire des courses mais pas leur langue vernaculaire. J’ai commis des impairs comme offrir des livres en polonais à ma grand-mère. Elle n’a rien dit mais elle était gênée.»

La langue sauve, dans leur histoire la naturalisation les protège des camps de concentration. Il y a des astuces dans leur parcours. Ainsi, après l’Allemagne, Nathan et Rosa arrivent en France à Nancy, ville bilingue, leur permettant de s’accoutumer au français après quatre-cinq années passées là-bas. «Ça les a sauvé. Tout comme le fait de vivre en province plutôt qu’à Paris. La fratrie de mon grand-père qui était à Paris s’est installée dans la communauté juive et a été la cible des rafles. Au moins trois personnes de sa famille ont été déportées et ne sont pas revenues. Une partie est allée vivre en Amérique, j’ai retrouvé leurs traces. Pour les autres, je ne sais pas…»

Nathan et Rosa dans leur jardin de la rue David en mai 1932.

Se définir dans une histoire collective

Dans ce livre, Éric Strawczynski est présent en filigrane, on le devine avec une réserve. «Je suis resté à distance en essayant de ne pas m’impliquer personnellement parce que je trouve que je n’ai pas été une victime. Mon enfance n’a pas été très heureuse parce qu’elle a correspondu à cette époque mais ma mère étant catholique, je n’ai pas été menacé. La révélation pour moi, a été de comprendre que si l’Occupation avait perduré, tous les juifs y seraient passés. Le régime de Vichy était en fait une imposture puisqu’il réunissait des gens qui pensaient qu’en s’entendant avec Hitler, on allait sauver quelque chose. Mais il y avait aussi des fanatiques qui était du côté de la doctrine nazie. Vichy était une vieille tradition française d’antisémitisme de type religieux plus qu’ethnique. En 1942 en négociant avec Hitler ils voulaient sauver les meubles, ça a été l’argument à la Libération. C’était cynique de dire qu’ils n’ont rien pu faire pour les étrangers mais qu’ils ont sauvé les juifs français… Ce qui me frappe dans cette histoire, c’est de voir comment une génération de politiciens, d’idéologues peuvent contribuer, de “bonne foi”, à une entreprise catastrophique alors même qu’ils pensaient agir pour le bien de la collectivité. C’est une leçon à méditer en permanence.» En outre, cette aventure historique et archivistique ouvre la voie vers une définition de son identité, une méfiance à l’égard des jugements trop hâtifs et une attention portée à l’histoire.

Dans ce voyage, Éric Strawczynski arpente les shetl de la Pologne, les villes en développement de l’Allemagne, passe au crible dans l’histoire personnelle de ses grands-parents la France de Vichy et ensuite le voile apposé sur l’histoire familiale. Tout se mêle dans l’histoire collective, la compréhension des particularités individuelles, au-delà du tragique. «C’est un livre qui m’a appris.»

Nathan et Rosa par Éric Strawczynski, L’Harmattan, 2020, 32 €.

Une bibliothèque pour écrire
Nathan et Rosa est jalonné d’autres livres, il y a autant l’apparition de Georges Pérec que l’historien Ivan Jablonka. «Dans ma bibliothèque, il y a beaucoup de livres qui se situent dans cette tradition d’écrivains juifs dont Bruno Schulz. Pour le parcours de l’Occupation, j’ai retrouvé dans l’enquête de Modiano, un livre poignant, Dora Bruder. J’ai aussi été influencé par Ivan Jablonka avec son essai de savant et L’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, il se situe à un niveau académique et de recherche élaborée alors qu’il retrace l’histoire de ses grands-parents. Et il y a également Paul Ricoeur qui parle de la nécessité de l’oubli, on ne peut pas vivre avec la charge, le devoir de mémoire c’est une chose mais la nécessité de l’oubli c’est aussi pouvoir assumer le présent et le futur sans être écrasé par le poids du passé…»

A propos de Héloïse Morel
Rédactrice à L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinatrice du pôle Sciences et société, histoire des sciences de l'Espace Mendès France.

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