Jacques Villeglé, ultime déchirure

Jacques Villeglé en plein décollage en 1998 à Poitiers lors de la préparation de son exposition au Confort Moderne. Photo J.-L. Terradillos.

Lacérant nos cœurs, le 6 juin 2022, Jacques Villeglé quittait définitivement son atelier, le monde, les rues dont il a fait les plus vivants des musées tout au long de son œuvre. Nous publions ici un texte de Dominique Truco paru dans le catalogue Villeglé, Opération quimpéroise édité en 2016 à l’occasion des 90 ans de l’artiste par la galerie Georges-Philippe & Nathalie Valois.
Dominique Truco est à l’origine à Poitiers, Melle, Cognac de nombreuses expositions de Jacques Villeglé en Poitou-Charentes.
En 1999, elle avait pour la toute première fois réuni Jacques Villeglé et deux cents œuvres consacré aux musiques amplifiées au compositeur Pierre Henry dans l’exposition Le Grand Mix au Confort Moderne. Le Grand Mix représentée une année plus tard à la Cité de la Musique !

Jacques Villeglé : debout, dans le monde, parmi les Hommes

Par Dominique Truco

Comment vous célébrer ?
Les mots sont en deçà de la réalité. Vous êtes omniprésent !
En vous appropriant, il y a soixante-dix ans l’Affiche lacérée par des passants anonymes, vous avez rempli les villes de milliers de Villeglé, vous avez fait des rues du monde occidental votre atelier, des villages et des villes les plus riches, les plus vivants des musées.
Vous avez révélé le Lacéré anonyme et fait du lacérateur votre alter ego, votre allié au geste augmentateur, le créateur de l’œuvre à vos côtés.
Vous affichez votre croyance en la création collective «faite par tous et non par un».
Vous revendiquez «l’homme sans métier». Vous avez le génie du métier d’Homme.
Avec vous et quelques-uns de vos grands amis poètes et artistes, Camille Bryen, Raymond Hains, François Dufrêne, «la non-peinture devient peinture» et le monde est un tableau.
Vos affiches, traces de civilisation parviennent «à bout et au bout de la peinture de transposition».

Jacques Villeglé, Métro Arts-et-Métiers, septembre 1992, 13,3 x 16,3 cm, affiches lacérées marouflées sur papier. Pour accompagner l’entretien avec le poète James Sacré dans L’Actualité Nouvelle-Aquitaine, n° 131.

Monumental, votre œuvre est le miroir de nos Réalités collectives [texte de Jacques Villeglé publié dans Grammes n° 2, 1958, éd. du Terrain Vague]. Un miroir abyssal, d’une implacable beauté réfléchissant – dans la fibre, le lambeau, les couleurs, les mots, les images lacérées – contestations, colères, victoires, élans de vie, embrasements d’humanité.
Avec vous, depuis 1949, de «la peau des murs» et de l’épigraphie contestataire surgit l’âme de la foule sur fond anatomique de société consumériste bigarrée et déchirée.
Par vos soins, l’âme de la foule sans cesse collectée.

Fondateur du Nouveau Réalisme avant la lettre, dès 1958, dans le champ des arts et de la vie vous êtes à l’origine d’une «révolution du regard» ainsi que l’écrit un autre poète, votre ami Alain Jouffroy. De cette heureuse révolution vous êtes également le théoricien et l’historien lumineux.
Qui vous aime vous lit : Urbi & Orbi, Cheminement, Liens et Lieux, etc.
On vous sait Breton de Paris, Malouin, né le 27 mars 1926 à Quimper. Mais qui vous connaît Picto-Charentais ?
Les premiers signes du monde c’est à Cognac que vous les saisissez entre 1929 et 1934.
Enfance de l’art. Votre père travaille à la Banque de France. Rien oublié. Des cygnes blancs sur le bassin du jardin François Ier jusqu’au banc public de la place Beaulieu où votre grand-mère vous fredonne l’Internationale. Un air déterminant qui semble influer sur votre démarche.
Cheminant entre deux siècles vous ne marchez pas !
Vous dansez. Vous décollez. Vous volez. Vous nous ravissez.

Une phrase d’Alberto Manguel, issue d’Une histoire de la lecture, transcrite en écriture socio-politique par Jacques Villeglé en 2017, en soutien à la librairie la Belle Aventure à Poitiers.

Vous inviter, vous accompagner, vous écouter, travailler à vos côtés depuis plus de vingt ans est un rare bhonneur, ainsi que je vous l’écrivais en 1999 lors de votre Grand Mix réunissant au Confort Moderne deux cents de vos œuvres nouvellement consacrées aux musiques amplifiées et à la décentralisation culturelle, et Apparitions concertées, œuvre musicale créée pour vous par Pierre Henry.

Radieux été 1999, reliant deux solistes virtuoses, deux plasticiens, vocalistes qui se sont approprié un aspect du monde à la fois metteurs en scène et rédempteurs de l’opéra live, tantôt grand, tantôt bouffe, au chœur – en paix ou en plaie – dont nous sommes tous les acteurs anonymes et originellement involontaire.
Un duo d’exception que la Cité de la Musique vous invite à rejouer en 2000 à Paris.
Bien inspiré, le Centre national des arts plastiques fait la première acquisition d’une œuvre majeure : Genèse, collectée en 1997 en Aquitaine et qui s’étire sur neuf mètres.
Depuis 1983, en Poitou-Charentes, nous sommes nombreux à vous avoir organisé vos vingt-huit expositions personnelles et collectives de Poitiers à Angoulême, de Melle à Royan, de Saint-Pierre‑d’Oléron à Thouars, de Cognac à Châtellerault. Vos œuvres sont entrées dans nos collections publiques régionales1.

Jacques Villeglé, Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, d’après Aimery Picaud, 4 toiles de 5 x 2,10 m, 2006, œuvre créée pour la cathédrale Saint-Pierre à Poitiers. Photo J.-L. T.

En août 2006, pour la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers où je vous convie à l’exposition La nuit des temps, vous réalisez votre grand œuvre en écriture socio-politique – Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle – d’après un texte du xiie siècle d’Aimery Picaud, sur quatre toiles écrues de 500 x 210 cm, acquises en 2011 par la ville de Poitiers.
La même année, l’acquisition par Gildas Le Reste de quarante de vos estampes pour l’artothèque de Châtellerault constitue le fonds le plus important jamais réuni en France, mariant affiches lacérées et écriture socio-politique.

Palissade de Jacques Villeglé pour la Biennale internationale d’art contemporain de Melle, place Bujault, en 2013, 31 m x 1,40 m. Photo J.-L. T.

En 2009, à la Maison de l’architecture de Poitiers, tout autour de la Tour de Babel de Jakob Gautel, vous calligraphiez en alphabet socio-politique Vaduz, le poème sonore autour des ethnies du monde de Bernard Heidsieck.
En 2013, convié à la VIe Biennale internationale d’art contemporain de Melle, vous interprétez la Suite pour René Ghil et vous déclarez avec Edgar Allan Poe sur une interminable palissade : «Être étonné c’est le bonheur.» Trente-trois mille visiteurs le confirment.

Affiches lacérées ou Guérilla des signes, au sommet des deux versants de votre art, un être visionnaire, un être «collectif». Vous, éminemment présent dehors, dans le monde, parmi les humains.

Ovation, très cher Jacques.

Les graffiti du dolmen de la Pierre levée à Poitiers actualisés par Jacques Villeglé le jour de son 94e anniversaire.

1. Notamment, Rue de l’Échaudé «De Mathieu à Mahé», 18 mai 1965, Frac Poitou-Charentes ; Rue Rique-Avoine «Ras l’Front», Poitiers 1998, Musées de Poitiers ; Les Carrés Magiques, 1996–2004 et Rue de Bretagne, 1996–2004, tapisseries 4 x 1,96 m, FNAC / Musée de Cognac.

1 Comments

  1. Merci Dominique Truco pour ce texte et ce qui l’a rendu possible. Jacques Villeglé a changé ma vision du monde en 1999 lorsque j’avais 20 ans. Respect éternel à vous deux.

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