Gilles Vergnon – La Drôme, « couronne sentimentale »
Par Clément Barraud
À l’opposé de la Nièvre ou de la Charente, le département de la Drôme n’appartient pas « au premier cercle des petites patries de François Mitterrand », explique Gilles Vergnon, maître de conférences en histoire contemporaine à Sciences Po Lyon, invité au colloque de l’université de Poitiers sur François Mitterrand et les territoires. Pourtant, « la Drôme appartient à ce qu’appelait un journaliste du Dauphiné Libéré “la couronne sentimentale” de François Mitterrand. C’est à Valence qu’est née son amour de jeunesse, Marie-Louise Terrasse, plus connue sous le nom de Catherine Langeais. C’est à Mérindol-les-Oliviers qu’est installée sa sœur Marie-Joseph, c’est à Vernon (sud Ardèche) que s’est installée une autre de ses sœurs, Antoinette, et c’est dans le sud de la Drôme que passe la route de Gordes qui est évoquée dans les Lettres à Anne. »
Une dimension provinciale
Officiellement, François Mitterrand s’est rendu six fois dans la Drôme, dont deux comme Président de la République. Il a également effectué de très nombreuses visites privées. Les deux visites présidentielles révèlent ce lien avec le territoire et disent beaucoup de l’image qu’il veut donner de lui-même, selon Gilles Vergnon. « Sa première sortie officielle en France a lieu le 9 juin 1981 à Montélimar, à cinq jours du premier tour d’élections législatives décisives. Le lieu n’est pas choisi au hasard : le Président voulait un fief de gauche ancien et une villégiature amie. Ce séjour comporte deux dimensions, publique et privée. Il prononce d’abord un discours à l’hôtel de ville de Montélimar, très pointu et uniquement centré sur des questions de géopolitique – relations avec les États-Unis, crises avec la Pologne et au Moyen-Orient. Mais la presse met surtout l’accent sur le dîner du soir, à Suze-la-Rousse, chez son ami Henri Michel. Face aux journalistes, le président met en scène sa dimension provinciale, “né entre deux rangs de vignes”. »
En 1988, François Mitterrand effectue sa dernière visite du septennat. À trois mois de l’élection présidentielle, il ne délivre pas la petite phrase que tout le monde attend mais il met en scène une dimension agricole, liée au terroir. « Il visite une truffière, la cave coopérative de son ami, l’université du vin, la maison de la truffe et du Tricastin. Son discours est centré sur les difficultés de l’agriculture, en particulier de la viticulture. Ces deux visites en tant que chef d’État étaient pour lui un moyen de montrer qu’il n’était pas hors-sol. »
Un ancrage amical et politique
Le principal lien de François Mitterrand dans la Drôme a un visage : Henri Michel, qui est appelé « le député des côtes-du-rhône », en raison du prestige dont il jouit dans les milieux viticoles. C’est dans la Drôme méridionale que s’est construite cette relation politique particulière avec l’élu local. Henri Michel, viticulteur et président d’une très importante cave coopérative, est également conseiller général, maire de Suze-la-Rousse et député.
« Le tout premier déplacement politique de Mitterrand dans le département a lieu en juin 1966. À Valence, il parle de force de frappe militaire, de politique monétaire, de défense des libertés. Et à Suze-la-Rousse, il fustige la politique anti-vin du gouvernement Pompidou en affirmant : “Partout où le vigneron accomplit sa tâche, la République fleurit.” Il y a donc une juxtaposition de deux registres : national voire international pour les grandes réunions politiques, et une dimension ultra-territoriale pour les petites réunions qui permet de tirer le fil de problèmes d’envergure nationale, comme la viticulture. »
Les élections législatives de 1967 constituent un tournant politique, dans un département « verrouillé par le système de Maurice Pic », selon Gilles Vergnon. Le parachutage réussi dans le nord du département de Georges Fillioud, membre de la Convention des institutions républicaines (CIR) et proche de François Mitterrand, amorce la construction du Mitterrandisme dans la Drôme. En 1967 aux législatives, il est élu de justesse. C’est le début d’un cycle d’implantation pour lequel François Mitterrand s’est impliqué, par le lien amical et politique établi avec Henri Michel.
Retour sur investissement : des AOC dans la Drôme
Autre dimension du Mitterrandisme dans ce département : « Le retour sur investissement que permet à Henri Michel sa relation personnelle avec François Mitterrand. » Le « vigneron du Président », tel que le surnomme la presse, crée en 1978 l’université du vin et va l’utiliser pour promouvoir à l’échelle nationale les vins de son terroir : cuvée réservée aux parlementaires en 1983, entrée de produits locaux dans les cuisines de l’Élysée… Mais le lien d’un élu local avec la Présidence ouvre d’autres possibilités. Président du groupe vini-viticole de l’Assemblée, Henri Michel est aussi nommé en 1981 vice-président du comité des chasses présidentielles. « Il va inviter aux battues des élus locaux de la Drôme, mais aussi du Vaucluse, y compris des opposants politiques de l’UDF ou du RPR. » Les liens institutionnels et personnels d’Henri Michel avec François Mitterrand faciliteront le classement en Appellation d’origine contrôlée (AOC) de plusieurs vignobles, mais aussi d’autres produits locaux.
Cette implantation du Mitterrandisme dans la Drôme s’est réalisée par un travail de superposition de réseaux d’origine et de nature différentes : « Des élus locaux issus de la SFIO, des réseaux construits à partir du monde viticole et des sociétés de chasse (Henri Michel était aussi président de la Fédération des chasseurs de la Drôme), et de jeunes militants issus du syndicalisme enseignant de l’UNEF et du PSU », précise Gilles Vergnon.
« Enraciné dans une palette de territoires »
Pour l’historien, la relation de François Mitterrand à la Drôme s’inscrit dans cette double dimension de la sensibilité et du pouvoir. « On retrouve ce rapport très particulier de Mitterrand au terroir, dans ses dimensions agricole, culinaire, arboricultrice. La dimension culturelle était également très présente : malgré un emploi du temps très chargé, François Mitterrand prenait le temps de passer trois heures dans une église romane ou un monastère. C’était une manière pour lui de prendre du recul, de lire, de flâner… Il était sans doute le dernier président enraciné dans une palette de territoires qui n’étaient pas seulement des fiefs électoraux mais un résumé de la France en tant que réalité territoriale concrète. C’est à la fois une histoire de territoire, d’implantation, et une dimension charnelle et personnelle. »
Voir également l’article du Dauphiné, le 10 mai 2011 : La première visite présidentielle officielle fut pour la Drôme.
Le Dauphiné, le 9 octobre 2011 : Les amis d’Henri Michel réunis sur sa tombe.
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