Denis Salles – Le savoir, c’est le pouvoir

Denis Salles.

Par Yoann Frontout 
Photos Denis Salles

«Environnement : quand science et société s’en mêlent», c’est le thème du forum annuel du laboratoire d’excellence COTE, organisé le 6 novembre 2018 à Bordeaux. Il aborde les nouveaux liens qui rapprochent les citoyens de la sphère scientifique. Comment fait-on des sciences participatives et comment impliquer les publics ? Quelles nouvelles formes peut adopter la recherche pour mieux répondre à des problématiques environnementales qui sont aussi sociales ? Quels programmes, quels outils sont actuellement expérimentés ? Et quelles nouvelles questions éthiques se posent alors ? Denis Salles, directeur de recherche en sociologie à Irstea et directeur adjoint du volet Transfert-Valorisation du LabEx COTE, revient sur ces grandes interrogations, sur fond de changement climatique. Et nous donne envie d’y croire encore.

L’Actualité. – Se pencher sur les interactions entre les sciences et la société, c’est là le cœur du travail du LabEx COTE ?

Denis Salles. – Le LabEx COTE se consacre aux questions liées à l’environnement. Il a été créé dans l’objectif de coupler les approches scientifiques en matière de forêt, d’agriculture, d’eau et de littoral. L’idée est de développer une approche intégrative en s’intéressant non seulement aux écosystèmes mais également aux interfaces entre ceux-ci : entre l’eau et la forêt, la forêt et l’agriculture, la forêt et le littoral… Il y a par ailleurs tout un volet, que je coordonne, qui est consacré au transfert et à la valorisation des travaux du LabEx. C’est dans ce cadre-là que plusieurs dispositifs et projets développent des relations sciences – société.

Qu’entendez-vous exactement par «transfert» ou «valorisation» ?

Le LabEx COTE développe plusieurs dispositifs pour favoriser la circulation des connaissances scientifiques vers différents publics, que ce soit des milieux professionnels, du monde politique, des associations, des citoyens ou encore des artistes. Nous soutenons tous les ans des stages de master, des contrats d’ingénieurs et trois ou quatre projets transfert. En quoi cela consiste ? Une équipe de recherche du LabEx COTE a par exemple créé la méthode Indicateurs de durabilité des exploitations (IDEA) permettant d’évaluer la performance environnementale des exploitations agricoles. Le LabEx a alors appuyé sa valorisation auprès des opérateurs concernés et dans l’enseignement des lycées agricoles. Des projets visent quant à eux une médiation vers le grand public, tel Biodiversité dans mon établissement où des collégiens et lycéens engagent une réflexion et un travail sur la biodiversité dans et autour de leur établissement scolaire. Certains explorent même la rencontre entre arts et sciences, comme la pièce de théâtre Pale Blue Dot d’Andrea Brunello, fruit d’une résidence d’artiste au cours de laquelle l’auteur a échangé avec de nombreux chercheurs du LabEx.

Le LabEx COTE fait également de l’appui aux politiques publiques : nous favorisons le transfert d’expertise à des décideurs publics, à des collectivités, à des administrations de l’État… Si ces formes de valorisation ou transfert sont variées, nous nous sommes toutefois rendu compte, en découvrant d’autres projets autour de nous, qu’elles ne sont plus suffisantes. Il faut aller plus loin dans les relations sciences – société.

 

La pièce Pale Blue Dot aiguise la curiosité et sensibilise quant à la question du changement climatique. Photo : Lucia Baldini.

De quelle façon ?

Nous sommes en train de quitter le modèle d’une science qui livre à la société des éléments de connaissances pour aller davantage vers un échange de savoirs. L’objectif est de résoudre les problèmes sociétaux autrement que par une norme complètement abstraite, des décisions politiques externes, un savoir scientifique qui viendrait «d’en haut». Est-ce que l’on ne peut pas les gérer un peu plus localement ? Horizontaliser les débats ? Trouver des formes d’accords qui passent par de nouveaux processus ? Les points de conflictualité sont aujourd’hui nombreux sur les questions liées à l’environnement et, en particulier, au changement climatique. Nous devons arrêter de penser que face à celles-ci ce sera «gagnant – gagnant», comme on peut l’entendre souvent. Sur une question donnée, il y aura des gagnants comme des perdants. Dans le rapport AcclimaTerra [voir L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 122] nous soulignons qu’en 2050, c’est-à-dire demain, il y aura des périodes d’étiage avec ‑40 % d’eau dans les cours d’eau. En terme de hiérarchisation de leurs usages nous allons donc vers des situations très tendues.

Pour chaque problématique il n’y a pas qu’une seule voie possible et l’on doit commencer à discuter sérieusement de ce que l’on veut pour demain et de ce que l’on ne veut plus. Il ne faut pas laisser ces questions exclusivement aux experts, aux groupes d’intérêts, aux lobbies ou aux décideurs politiques : nous devons créer des lieux de réflexion où l’on décide, collectivement, des futurs que l’on désire !

Des lieux de réflexion qui prendraient quelles formes ?

Plusieurs formes peuvent être envisagées. Je pense par exemple aux laboratoires d’innovation territoriale (LIT) dont une expérimentation pour la viticulture en Nouvelle-Aquitaine est présentée au Forum COTE du 6 novembre. L’objectif d’un LIT est de construire une intelligence collective autour des dynamiques d’un territoire. En région Nouvelle-Aquitaine, dans le cadre de l’appel à projet national Territoire d’innovation grande ambition, le projet VitiRev pose la question : «Comment aller vers une viticulture sans pesticide pour demain ?» Pour traiter au mieux une telle problématique, il est nécessaire que l’ensemble des acteurs concernés participent. Des lieux d’échanges d’expertises et de débats doivent donc être créés et animés, réunissant à la fois la profession viticole, les scientifiques, les associations de l’environnement, les habitants dont notamment les associations de parents d’élèves qui sont préoccupées par les risques sanitaires pour leurs enfants. Pour qu’un tel projet fonctionne, il est évidemment nécessaire qu’il y ait une impulsion et une implication locales : c’est l’objet même de la démarche LIT.

 

Comment se passer des pesticides en viticulture ? Pour répondre à cette question, VitiRev veut nouer un dialogue fécond entre tous les acteurs. Photo : LabEx COTE.

Avec l’idée, à la fin de ces LIT, de réaliser des publications scientifiques ?

Un volet recherche est prévu et il donnera certainement lieu à des publications scientifiques, mais les LIT sont surtout des lieux d’échanges de connaissances afin de rééquilibrer les asymétries de savoir et partager des références communes. Les LIT, comme sources d’innovations sociales, ont aussi pour vocation de donner des idées aux décideurs politiques, de les ressourcer. À mon sens, porter un projet politique c’est construire un récit tout en demandant aux citoyens s’ils veulent s’engager dans une situation donnée. Il faut certes s’appuyer sur l’expertise scientifique mais il faut la mettre au service de l’imagination collective. Là où des discours ou des expertises laissent entendre qu’il y aurait une voie unique, les démarches LIT doivent prendre en compte le fait que les situations locales sont complexes. C’est en faisant communiquer l’ensemble des acteurs que l’on verra émerger des alternatives.

On peut également impliquer les publics en amont, dans le processus même de recherche.

On cherche en effet de plus en plus à ce que les citoyens contribuent à la production scientifique, qu’ils ne soient plus simplement récepteurs de celle-ci. Comment être contributeur ? Les exemples de dispositifs de sciences participatives se multiplient, notamment grâce à des applications numériques qui recueillent des informations pour des bases de données. Par exemple l’Inra a créé l’application Citique qui permet de signaler et d’analyser les tiques afin de prévenir la maladie de Lyme. Lorsqu’une personne trouve une tique sur son corps, elle peut signaler son origine avec l’application Signalement Tique, prendre une photo et envoyer la tique pour analyse. Ces informations viennent alimenter une base de données nationale qui permet de suivre la progression de la maladie de Lyme, favorisée notamment par le changement climatique. Des portails web ou des applications proposent également de recueillir et de partager des observations de la biodiversité, comme le dispositif Faune Aquitaine réalisé par la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux), maillon du programme à plus grande échelle Faune France. Ces dispositifs se multiplient et peuvent être plus ou moins spécifiques à des espèces données, comme l’Observatoire de la biodiversité dans les jardins du Muséum national d’histoire naturelle ou encore l’Observatoire des vers luisants et des lucioles du Groupe associatif estuaire associé au CNRS.

 

Dans Biodiversité dans mon établissement, les lycéens et collégiens s’appuient sur des dispositifs de sciences participatives pour étudier la biodiversité qui les entoure. Photo : Hugues Bretheau.

Comment peut-on s’assurer que dans ces apports de données en masse, le crowdsourcing, il n’y a pas trop d’approximations voire d’erreurs ?

C’est justement la puissance de feu du nombre de données qui évacue statistiquement les fausses informations. Très souvent, les scientifiques sont très contraints par les protocoles et les moyens et ils ne peuvent réaliser que des observations limitées. Ici c’est le traitement du big data par les statistiques qui permet, avec une formation des observateurs en amont, d’obtenir des observations fiables et à plus faible coût.

Il se pose toutefois une question sur laquelle reviendra Léo Coutellec, enseignant-chercheur en épistémologie et éthique des sciences contemporaines à l’université Paris-Sud – Paris-Saclay, lors du forum : qu’est-ce que cela signifie, éthiquement, de demander à des volontaires de fournir une force de travail ? Et qu’est-ce que les bénévoles obtiennent en retour ? Il y a déjà une forme de reconnaissance : être compté comme participant, gagner une certaine visibilité. Mais est-ce suffisant ? Dans certains projets il y a un également regard réflexif qui peut être apporté aux contributeurs : la possibilité d’acquérir une connaissance sur soi ou ce que l’on fait. Cela peut même être un vecteur de mise en capacité, d’empowerment.

Ce qui signifie ?

L’empowerment, c’est donner à des individus ou à des groupes le pouvoir d’agir davantage sur leurs conditions sociales, économiques, écologiques… Par exemple, sur la question très sensible des pesticides, l’accès aux informations c’est aussi permettre aux personnes exposées à ceux-ci – les travailleurs agricoles, les riverains – d’être en mesure de s’exprimer plus facilement et de pouvoir faire eux-mêmes des tests afin de connaître les niveaux de risques auxquels ils sont exposés. Le savoir, c’est du pouvoir ! Un autre exemple en dehors du LabEx COTE : le projet Ecopiste du programme national Cit’in (expérimentations démocratiques pour la transition écologique). Mené par le Gretha, une unité de recherche en économie de l’université de Bordeaux, celui-ci a pour but d’étudier des formes de vie alternatives en sillonnant, en camping-car, des écovillages. Évidemment, on ne peut pas observer des expérimentations sociales comme un entomologiste scruterait des insectes ! Il faut notamment, à nouveau, se poser la question de ce que l’on apporte en retour aux contributeurs. Cela pourrait justement être, dans ce cas, de l’empowerment : donner des pistes pour améliorer les expériences qu’ils réalisent.

Il est vrai qu’à travers des initiatives de ce type on peut voir des ouvertures vers d’autres mondes possibles… mais les aléas climatiques sont tellement nombreux, les rapports du GIEC ou les observations des associations tellement alarmants qu’il me semble de plus en plus difficile de ne pas être pessimiste !

Personnellement, j’ai derrière moi une carrière qui est celle d’un chercheur dont les travaux de sociologie ont mis en avant les inerties, les jeux d’influences des lobbies contre la protection de l’environnement… On connaît bien désormais ces facteurs de blocage et aujourd’hui je préfère mettre mon énergie à chercher des lueurs d’espoir et m’interroger : par où arrive le changement ? Quand on me demande si je suis optimiste je réponds que nous sommes condamnés à être optimiste ! Il faut chercher quelles voies nous devons prendre. Dans de nombreux domaines – agriculture, habitat, alimentation, mobilités… – des pionniers explorent de nouveaux chemins et les scientifiques, avec d’autres, doivent aller vers eux, tester et accompagner la robustesse de ces alternatives. Est-ce qu’elles ont du sens ? Est-ce qu’elles sont reproductibles, transférables ? Est-ce qu’elles apportent de la qualité de vie ? Ce sont ces questions qu’il faut se poser aujourd’hui.

Avec l’idée d’un changement global dans la façon de faire de la science ?

Oui : au lieu de toujours corriger les impacts environnementaux créés par les activités humaines, essayons d’inventer des futurs où nous anticipons ces problèmes. À mon sens, il ne faudrait pas seulement renforcer la recherche contre le cancer mais aussi chercher à éviter les cancers, c’est-à-dire préserver la qualité de vie par l’environnement et ce que l’on appelle la santé globale. Nous avons poussé à ce que le rapport AcclimaTerra sur le changement climatique s’appelle «Anticiper le changement climatique» et non pas «S’adapter au changement climatique». Anticiper, c’est s’efforcer de trouver de nouveaux chemins. Il faut substituer à la science des impacts celle de l’anticipation.

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