De l’Europe rêvée aux réalités européennes

L'Europe Nouvelle, une du premier numéro, 12 janvier 1918. Source BNF.

Par François Dubasque

L’imaginaire européen n’est pas une idée neuve, il traverse l’histoire de notre continent. Le sentiment d’appartenance à une civilisation commune existe déjà dans l’Antiquité. Ainsi, la question des frontières géographiques de l’Europe, et en particulier de ses limites avec l’Asie, fait l’objet de débats chez les Grecs. Pour les hommes de lettres au Moyen Âge, c’est la dimension religieuse qui façonne une certaine idée de l’Europe. Le Français Pierre du Bois, légiste de Philippe le Bel imagine ainsi, en 1306, un système d’arbitrage exercé par un concile de représentants de diverses nations afin de stabiliser dans un ordre pacifique l’Occident chrétien. Avec la Réforme au xvie siècle, on assiste à la prise de conscience chez certains intellectuels, qu’au-delà des déchirements religieux, il existe des convergences entre européens au nom de l’humanisme. Ce sentiment se renforce avec le mouvement de laïcisation des États européens à partir du milieu du xviiie siècle. L’Europe des Lumières acquiert une dimension philosophique et culturelle illustrée par les nombreux plans échafaudés à l’époque. Parmi eux, le Projet philosophique de paix perpétuelle rédigé par Emmanuel Kant en 1795 se distingue comme le premier à concevoir véritablement l’Europe comme une fédération. 

«Les États-Unis d’Europe»

En réaction à l’ordre de Vienne établi par les puissances victorieuses de la France napoléonienne défaite en 1815, les penseurs romantiques de la première moitié du xixe siècle explorent à leur tour l’idée d’une fédération de peuples libres : un système où coexistent l’Europe unie et les nations. L’Italien Giuseppe Mazzini, qui crée simultanément les associations Jeune Italie et Jeune Europe dans les années 1830, est l’un des ardents défenseurs de ce mouvement. Les congrès de la paix à Bruxelles en 1848 et à Paris en 1849 sont des théâtres privilégiés d’expression de l’idée européenne. Dans son discours d’ouverture prononcé à Paris, Victor Hugo rêve ainsi que se constituent, au nom de la paix et de la fraternité, «les États-Unis d’Europe». Mais le mouvement s’essouffle ensuite, concurrencé, dans la seconde moitié du xixe siècle, par le renforcement des États-nations et la montée des nationalismes. Quelques utopistes défendent néanmoins des voies alternatives, tel Joseph Proudhon, partisan d’un fédéralisme intégral, qui adjure ses contemporains de renoncer au principe des nationalités. Après 1870, une nouvelle génération d’européistes va chercher toutefois à sortir de l’utopie pour donner un fondement plus concret à ses projets d’unité européenne. Pacifisme et européisme se rejoignent alors dans la promotion des concepts du droit international, de la sécurité collective et de l’arbitrage. L’Association de la paix par le droit fondée en 1887 par un groupe de jeunes protestants où figure le philosophe Théodore Ruyssen, soutient activement ces idées.

Naissance du sentiment

Pourtant, à la veille de 1914, l’idée européenne demeure plus un mythe qu’une réalité. Elle a séduit jusqu’alors des personnalités brillantes mais elle est restée une affirmation de principe dans un contexte plus favorable à l’État-nation. Il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour voir naître une véritable conscience européenne, c’est à dire le sentiment moral de l’absolue nécessité de «faire l’Europe». L’idée d’union européenne quitte alors le cercle restreint des auteurs prestigieux pour être portée par des mouvements militants plus larges rassemblant intellectuels, anciens combattants, pacifistes et élites économiques et politiques. Les porteurs de projets européens ont une triple source d’inspiration commune : un désir de paix et de sécurité, une volonté de retour à la prospérité et une hantise du déclin de l’Europe. Paul Valéry note ainsi en 1919 : «Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles.» En effet, nombreux sont ceux qui ont perçu ce conflit comme une guerre civile européenne ou une guerre fratricide. Pour eux aussi, l’Europe, plus qu’un simple espace géographique, est une civilisation résultante et porteuse d’une histoire commune. Le constat s’impose désormais que seule la réalisation de l’unité du continent peut endiguer le déclin de cette civilisation. C’est le sens du cri d’alarme lancé en 1929 par Gaston Riou, écrivain et homme politique français, dans un ouvrage intitulé S’unir ou mourir. Cette conscience européenne est partagée par de nombreux penseurs étrangers comme les Allemands Heinrich et Thomas Mann, l’Autrichien Stefan Zweig ou l’Espagnol José Ortega y Gasset. En France, de nouvelles revues prônent la paix et la réconciliation franco-allemande dans le cadre d’une Europe unie. C’est le cas de L’Europe nouvelle dirigée par la journaliste et écrivaine Louise Weiss, et d’Europe fondée en 1923 par Romain Rolland, dont le premier numéro contient un article du poète René Arcos intitulé «Patrie européenne» ; il y oppose le patriotisme national au sentiment européen défini comme un désir d’Europe. Des associations transnationales voient également le jour, tel le mouvement paneuropéen du comte de Coudenhove-Kalergi présent dans une quinzaine de pays. 

Garante de la paix

Le célèbre discours prononcé le 5 septembre 1929 à la tribune de la Société des Nations par Aristide Briand, ministre des Affaires étrangères et président du Conseil français, constitue le point d’orgue de ce temps fort de l’européisme. Appelant de ses vœux la mise en place «d’une sorte de lien fédéral» entre les pays européens, il fait passer pour la première fois l’idée européenne du stade de l’imaginaire et de la propagande à celui des négociations étatiques. Cependant, l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 et la dégradation rapide du climat international ruinent les espoirs des défenseurs de la cause européenne. Mais par la force des circonstances, la Seconde Guerre mondiale va paradoxalement se révéler une période de renouveau de la pensée européenne. Une réflexion s’engage ainsi au sein des mouvements de résistance sur l’organisation de l’Europe après-guerre. À l’image du Manifeste de Ventotene rédigé en 1941 par les deux militants antifascistes Altiero Spinelli et Ernesto Rossi, elle met l’accent sur le caractère démocratique de la future Europe unie souhaitée par opposition à «l’Europe nouvelle» imposée par les nazis.

D’un après-guerre à l’autre, les attentes et motivations restent les mêmes : garantir la paix, la sécurité et la prospérité, reconstruire et régler la question allemande. Mais en l’espace d’une génération, l’Europe a disparu comme puissance. L’idée européenne est plus que jamais entre les mains de mouvements militants et son issue passe par un double défi : la conquête de l’opinion publique et la mise sous pression des gouvernements pour une coopération accrue. Les années 1945–1948 vont donc connaître une nouvelle effervescence. Le congrès de La Haye en mai 1948 incarne ce second âge d’or de l’engagement en faveur de l’Europe unie. Qualifié «d’états généraux de l’Europe», et attirant près de mille participants, il donne naissance au Mouvement européen, placé sous la présidence d’honneur de Winston Churchill dont les discours sur l’Europe connaissent un grand retentissement dans l’immédiat après-guerre. 

Affiche du mouvement anticommuniste Paix et Liberté, 1952.

En 1950, la déclaration solennelle de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de la France, marque un tournant décisif : le lancement effectif du processus de construction européenne. Il s’agit bien en l’occurrence du passage d’un projet mythique à une réalité pragmatique. En effet, l’édifice européen repose d’emblée sur un ensemble de règles et d’institutions complexes dont le caractère technocratique se confirme au fur et à mesure de son évolution, depuis la création de la CEE en 1957 jusqu’au traité de Lisbonne en 2007. Dès lors, tout se passe comme si les pensées fondatrices avaient suivi une courbe inverse aux réalisations, comme si la mise en pratique des principes énoncés initialement avec lyrisme n’avait ensuite engendré que des frustrations. En mars 1994, le magazine Manière de voir. Le Monde diplomatique titrait «Europe, l’utopie blessée». Un quart de siècle plus tard, dans un contexte marqué par un fort désenchantement et un euroscepticisme croissant à la veille de nouvelles élections européennes, on peut s’interroger sur le destin des visionnaires de l’idée européenne. Ne seraient-ils pas condamnés à être d’éternels Sisyphe ?

Victor Hugo, Pour les États-Unis d’Europe (1849)

«Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre de vos qualités distinctes et de votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces se sont fondues dans la France. […] Nous aurons les États-Unis d’Europe qui couronneront le Vieux Monde, comme les États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau.»

Victor Hugo, discours d’ouverture au Congrès de la paix de Paris, 21 août 1849.

Jean Hennessy (1874–1944), héraut charentais d’une Europe fédérale dans l’entre-deux-guerres

Négociant en cognac et député de la Charente de 1910 à 1936, Jean Hennessy défend, tout au long de sa carrière politique, une vision réformatrice fondée sur la régionalisation de la France et sur le fédéralisme européen. Du fait de ses prises de position originales, il est considéré comme un utopiste dans le milieu politique de l’entre-deux-guerres.

 «Une démocratie européenne rajeunie, débarrassée de ses conducteurs égoïstes ayant, dans un avenir de paix, une foi ardente triomphera. Mais que ses ardeurs décuplées convergent vers un but précis ! […] Qu’un programme net soit le sien : la constitution à brève échéance d’une Société des Nations européenne, où la guerre entre les États-Unis de notre continent soit considérée et réprimée comme un crime de lèse-patrie, où l’assemblée internationale européenne représente non plus les gouvernements, mais les peuples et impose sa volonté.»

«Jeunes gens de France, faites l’Europe !», Le Barbezilien, 22 décembre 1923.

François Dubasque est maître de conférences en histoire contemporaine au Centre de recherche interdisciplinaire en histoire, histoire de l’art et musicologie (Criham) de l’université de Poitiers.

Cet article fait partie du dossier Le rêve européen.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.