Comment l’histoire des sciences s’écrit-elle ?

L'un des presses typographiques employées à l'impression trichrome de la couverture de La Science et la Vie, extrait du magazine La Science et la Vie (qui deviendra Science & Vie) n° 48, janvier 1920, p. 50. Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Par Martin Galilée

Trois historiens autour de la table ronde «Comment l’histoire des sciences s’écrit-elle et comment s’édite-t-elle ?», organisée à l’occasion de la journée «L’histoire des sciences aujourd’hui» le 25 janvier 2019 dans le cadre des trente ans de l’Espace Mendès France.

«Le monde éditorial de l’histoire des sciences, ce n’est pas uniquement la collection Gallien de Georges Canguilhem aux Presses universitaires de France. C’est aussi les éditions Le Pommier, et c’est aussi Michel Serre sur toutes les radios, c’est tout ça le monde éditorial.» La table ronde est ouverte par Wolf Feuerhahn, historien des sciences et des savoirs, chercheur CNRS au centre Alexandre Koyré et directeur de la Revue d’histoire des sciences humaines. Le but de cette rencontre est d’observer l’histoire des sciences par la focale du livre et de l’édition, «pour comprendre quelque chose à notre petit monde». Les ouvrages et surtout les grandes synthèses diffusent une facette du domaine, en font voir une certaine conception par leur inclusion ou non des savoirs avec les sciences, des autres civilisations, par l’étendue des périodes étudiées. «Comment l’histoire des sciences s’écrit-elle et comment s’édite-t-elle ?» Trois interventions, trois historiens, trois réponses.

Patiemment

«L’histoire de la chimie présente un cas étrange. Les travaux portant sur les périodes antérieures au xviiie siècle ont été longtemps presque inexistants, alors qu’ils étaient nombreux dans les autres sciences de la nature», commence Bernard Joly, professeur émérite de philosophie et d’histoire des sciences à l’unité mixte de recherche CNRS «Savoirs, textes, langage»  à l’université de Lille. «Ceci est dû à une erreur historiographique qui consiste à opposer la chimie à l’alchimie, rejetant l’alchimie du côté de l’ésotérisme et vidant l’histoire de la chimie ancienne de ce qui faisait son contenu. Les historiens des sciences n’avaient pas à s’intéresser, pensait-on, à ce qui apparaissait comme un ensemble de théories et de pratiques échappant radicalement au domaine de la science.»

En Grande-Bretagne se développe un mouvement éditorial à l’encontre de cette erreur historiographique, auquel la France reste longtemps hermétique. La Society for the study of alchemy and early chemistry est créée dès 1935 et sa revue Ambix publiée à partir de 1937, avec la volonté de montrer que les racines de la chimie se prolongent dans les écrits alchimiques du Moyen Âge et de la Renaissance. «En 1975, The foundations of Newton’s alchemy par Betty Jo Teeter Dobbs montre que l’intérêt de Newton pour l’alchimie ne relevait ni des égarements d’un savant à l’esprit tourmenté, ni d’un attachement secret à des thèses ésotériques ou illuministes, mais se rattachait au cœur même des travaux scientifiques de Newton. Pourtant, la traduction française, dans sa préface, rattache l’ouvrage à la tradition ésotérique», déplore Bernard Joly. 

Formes minérales du plomb, dans La Vie souterraine ou Les Mines et les Mineurs, par Louis-Laurent Simonin, 1867. Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Néanmoins, en 1979, Robert Halleux publie Les textes alchimiques et insiste sur l’identité entre chimie et alchimie en soulignant que jusqu’au xviie siècle les deux mots étaient synonymes. Puis en 1987 paraît le premier volume de la revue (française) Chrysopoeia. «Cette revue rassemble les travaux de ceux qui s’intéressent aux écrits alchimiques, certes essentiellement d’un point de vue littéraire, mais avec une rigueur et une érudition inégalée. Désormais, l’impossibilité de séparer l’alchimie de la chimie au Moyen Âge et à l’Époque classique semble admise par tous les historiens des sciences et les responsables de revue ou de collections éditoriales», conclut Bernard Joly.

Diversement

«Le monde de l’histoire des sciences est peu institutionnalisé, avec peu de chaires et des parcours professionnels très variés. Les chercheurs viennent d’histoire, de philosophie, des sciences sociales, mais aussi de toutes les sciences, et arrivent à ce qui n’est pas vraiment une discipline mais un domaine aux contours flous qui s’auto-dénomme de manières variées – sciences studies, histoire des techniques, epistémologie, philosophy of science – correspondant à des pratiques variées», avait déclaré Wolf Feuerhahn en ouverture de séance. Patrick Matagne, maître de conférences à l’Éspé et au laboratoire Ruralités de l’université de Poitiers, qui a lui-même initialement fait ses études en sciences naturelles et en histoire, corrobore. À la pluralité des auteurs il ajoute celle des audiences, donnant lieu à quatre formes d’écriture qu’il sépare sans vouloir les figer dans une typologie.

Tout d’abord existe une forme d’écriture universitaire visant des chercheurs. Cette forme se rapproche des publications professionnelles, articles et thèses. «Je ne me suis pas préoccupé de modifier le style, la forme ou les attentes qui étaient celles de ma thèse de doctorat», raconte Patrick Matagne au sujet d’un livre1 qu’il a publié visant un public de pairs, chercheurs ou futurs chercheurs .

La seconde forme d’écriture nécessite un certain niveau de «transformation didactique». Ainsi l’éditeur peut demander l’ajout d’une synthèse à la fin de chaque chapitre pour un ouvrage destiné aux étudiants ou enseignants2. «La frontière n’est pas très nette. Le public est plus large mais demeure un public qui s’intéresse à l’histoire des sciences et qui va la chercher.»

Oursins de l’infra-ordre Echinidea, dans Kunstformen der Natur (Les Formes artistiques de la nature) par Ernst Haeckel, 1899–1904. Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Dans une troisième forme, le livre va chercher son public par des ruses. «C’était un éditeur naturaliste dans mon cas, pour l’histoire de l’écologie. Mon ouvrage était classé en librairie dans les publications naturalistes, entre Je reconnais les arbres et Les espèces d’oiseaux Rangé dans cette catégorie assez large (nature, écologie, faune, flore, etc.), ce livre d’histoire des sciences pouvait être découvert par un public qui ne le cherchait pas3. «Il était rendu visible simplement par le rayonnage», raconte Patrick Matagne. Ce type d’ouvrage implique des exigences de forme et d’iconographie, et amène l’auteur à s’adosser aux recherches de confrères pour couvrir assez largement le sujet.

«La quatrième forme, c’est celle à laquelle j’ai été invité ici», continue l’historien des sciences. Il s’agit d’écrire pour le public de la culture scientifique, avec une transposition didactique et un ciblage du public. Il est alors parfois nécessaire d’écrire sur des sujets autres que ceux du chercheur. «J’ai écrit des articles sur les grands voyages naturalistes et je n’ai jamais conduit de recherches sur ce sujet4. C’est un travail tout à fait spécifique, complètement différent», termine-t-il, manifestement heureux de cette pluralité.

Discrètement

Emanuel Bertrand, maître de conférences à l’ESPCI Paris et chercheur au centre Alexandre Koyré, a observé l’histoire des sciences par le prisme des publications chez Gallimard. Ces éditions ont débuté dans les années 1910 autour de la Nouvelle Revue française créée par quelques écrivains dont André Gide. «Les éditions Gallimard ne sont guère connues pour être un lieu de publication dédié à l’histoire des sciences au sens large, débute Emanuel Bertrand. Aucune des 378 collections et revues qui ont jalonné le siècle d’existence de cette maison d’édition n’est consacrée spécifiquement à ce domaine d’étude.»

Représentation des pièces d’un microscope dans L’Exercice du microscope par François Watkins, 1754. Source : Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, domaine public.

Néanmoins, une analyse quantitative conduite à propos de onze collections non littéraires de Gallimard, sur le second demi-siècle de l’histoire de l’éditeur, révèle que 10 % de la production de ces onze collections correspondent à de l’histoire des sciences. Cette dernière prend donc une place non négligeable tout en demeurant très peu visible du fait de sa dispersion dans des collections aux contours bien plus larges. Ainsi, dans la collection Idées, l’histoire des sciences se retrouve dans les catégories «philosophie», «sciences humaines», et surtout «sciences». Cela témoigne de la grande difficulté pour les éditions Gallimard à déterminer si l’histoire des sciences est une sous-discipline des sciences ou des sciences humaines. Emanuel Bertrand peut en témoigner : «Lors des entretiens que j’ai menés aux éditions Gallimard, quand je posais une question sur l’histoire des sciences, on me répondait systématiquement à propos des sciences elles-mêmes. C’était comme si l’histoire des sciences ne pouvait exister que comme un appendice des sciences, comme si elle était caractérisée par son objet d’étude, les sciences, bien plus que par sa méthodologie, l’histoire.»

Emanuel Bertrand avance deux hypothèses pour expliquer ses observations chez Gallimard. Premièrement, l’histoire des sciences a été écrite presque exclusivement par les scientifiques eux-mêmes jusqu’à l’entre-deux-guerres. Par ailleurs, plus aucun scientifique ni historien des sciences n’a été impliqué chez Gallimard depuis le départ de Jean Rostand en 1968. Ceci est dit sans reproche de la part de l’historien : «En 2011, les ventes du Petit Prince de Saint-Exupéry pointent à plus de 13 millions. […] Dans les sciences humaines, un ouvrage qui se vend à 10 000 exemplaires est déjà considéré comme un succès commercial. Rien d’étonnant à ce qu’un éditeur généraliste soit attaché en priorité à son secteur littéraire.» 

(1) Aux origines de l’écologie. Les naturalistes en France de 1800 à 1914, éditions du CTHS, 1999.
(2) La naissance de l’écologie, Ellipse, 2009.
(3) Comprendre l’écologie et son histoire, Delachaux et Niestlé, 2002.
(4) Les grands voyages de découverte, l’Actualité Poitou-Charentes, n° 73, 2006, p. 38–45. http://archives-actualite.nouvelle-aquitaine.science/files/show/2105

D’autres ouvrages de ces historiens :

Emanuel Bertrand et Wolf Feuerhahn (dir.), Penser les sciences et les techniques, à paraître
Emanuel Bertrand, Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière (dir.), Éditer l’histoire des sciences (France, xxe siècle), à paraître
Emanuel Bertrand, Plusieurs siècles de fabrique des chaires au Collège de France, Revue d’histoire des sciences humaines, 33, à paraître
Emanuel Bertrand, Transitions de mouillage : rôle des interactions entre interfaces, Éditions Publibook université, 2003

Bernard Joly, Histoire de l’alchimie, Vuibert, 2013
Bernard Joly, Descartes et la chimie, Vrin, 2011

Patrick Matagne, Éduquer à la biodiversité pour un développement durable : réflexions et expérimentations, L’Harmattan, 2012
Patrick Matagne, Le développement durable en questions, L’Harmattan, 2007
Patrick Matagne, Les enjeux du développement durable, L’Harmattan, 2005 

Cet article fait partie du dossier L’histoire des sciences aujourd’hui.

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