Christine Le Bœuf – Le bonheur de traduire Alberto Manguel

Christine Le Bœuf, traductrice d'Alberto Manguel.

Par Jean-Luc Terradillos

Hommage à Christine Le Bœuf qui s’est éteinte le 2 février 2022. La cofondatrice des éditions Actes Sud avec Hubert Nyssen traduisait de l’anglais les livres d’Alberto Manguel. Extraits d’un dialogue à Poitiers l’an passé.

«Depuis deux jours, on parle de la lecture de mes livres. En fait, vous êtes en train de parler des livres de Christine Le Bœuf parce que c’est elle qui a écrit tous ces livres en français. Moi je lui ai donné quelques brouillons pour travailler mais les livres appartiennent à Christine Le Bœuf.» Ainsi s’exprimait Alberto Manguel le 22 octobre 2021 à l’Espace Mendès France, lors du colloque organisé à Poitiers en son honneur par le laboratoire Forellis de l’université.

Christine Le Bœuf, trop faible pour faire le voyage depuis son mas du Paradou (non loin d’Arles), participait à cette soirée sur la traduction via une connexion vidéo. À la première question de Pascale Drouet, professeur de littérature britannique à l’université de Poitiers, traductrice de l’anglais mais aussi d’un livre d’Alberto Manguel écrit en espagnol (La Perle d’Estrémadure. Une histoire de l’île de Ré), elle a répondu que c’est Marie-Catherine Vacher, éditrice chez Actes Sud, qui avait découvert Une histoire de la lecture en 1997 à la foire de Francfort et qui le lui avait mis entre les mains en lui disant «c’est un livre pour toi». «Je me suis enflammée à la lecture de ce livre et comme Alberto était content de mon travail, j’ai continué à traduire tous ses essais. C’est toujours un bonheur, Alberto, pour ce que tu racontes, pour la façon dont tu le racontes, pour le plaisir d’en discuter après avec toi.»

S’accorder des libertés

Pascale Drouet citait Chez Borges où Alberto Manguel souligne que «Borges usait de la liberté de son bon sens pour altérer ou élaguer un texte» et affirmait d’ailleurs : 

«Si vous traduisez Shakespeare, il faut le traduire aussi librement que Shakespeare écrivait.» Et de poser cette question : «Vous autorisez-vous des libertés lorsque vous traduisez Alberto Manguel ?»

«Oui, d’autant plus qu’Alberto Manguel est persuadé de la nécessité de s’accorder ces libertés. Mais ces libertés doivent avoir pour résultat de vous rendre plus proche du texte original. Si on traduit littéralement, on perd l’esprit de la langue. Il faut arriver à dire la même chose, dans sa propre langue sur le même ton, avec la même musique et avec les mêmes sous-entendus. Vous dire comment on arrive à ça, c’est difficile. Une espèce de métamorphose se passe dans le cerveau, comme si les mots entraient par les yeux dans une langue et ressortaient sous vos doigts dans une autre. Je ne me sens pas toujours très responsable de ce que j’écris.»

Quand elle a des doutes au cours de la traduction, elle note les questions à poser à l’auteur et, sachant qu’il maîtrise bien le français, elle peut en discuter avec lui au téléphone afin d’ajuster très finement le texte.

«C’est presque une écriture à quatre mains, précise alors Alberto Manguel. Christine met le texte en français, elle discute avec moi certaines questions, toujours de très bonnes questions qui souvent me font réfléchir à mon texte original. Borges disait que dans certains cas l’original était infidèle à la  traduction. Ça m’arrive souvent avec Christine. Donc dans le dialogue, on essaie de faire mieux. Quand la traduction est acceptée, c’est à Marie-Catherine Vacher de la revoir avant l’impression. Ses commentaires sont très utiles pour faire un peu mieux. La troisième muse dans la vie de mes livres est Estelle Lemaître parce qu’elle a le rôle ingrat de présenter mes livres au public français et de le convaincre d’acheter les œuvres d’un métèque dont on ne connaît pas très bien la nationalité et qui écrit des choses difficiles à définir.»

«C’est plus qu’un mariage»

Au fil des années, la relation s’enrichit avec l’éditeur qui devient une famille. Ce fut le cas en France avec Actes Sud et l’Escampette – et maintenant au Portugal. L’écrivain, qui a vécu quinze ans dans le Poitou, le raconte dans Ça & 25 centimes, le livre d’entretiens avec son éditeur Claude Rouquet (L’Escampette, 2009).

Christine Le Bœuf renchérit : «Le fait d’être la traductrice d’Alberto Manguel c’est un peu comme un mariage mais c’est plus qu’un mariage : c’est comme une communauté. C’est quelque chose d’extrêmement précieux qui n’a pas cessé depuis 1998 ; ça n’a pas cessé de m’enrichir et de m’émerveiller.»

Faire entendre la musique

«Quand j’étais très jeune j’ai joué du piano, explique Christine Le Bœuf. Quand j’arrivais à bien interpréter certaines choses, ça me remplissait d’un bonheur total. Quand je suis dans une traduction et que j’ai le sentiment que je suis fidèle, et que ça marche, je suis heureuse, mais ce n’est pas tellement conscient, pas plus que quand j’étais gamine au piano. Je voyais les notes sur la partition et mes doigts s’agitaient sur le clavier mais je n’étais pas consciente de ce qui se passait. Dans la traduction c’est souvent la même chose. Si je suis trop consciente de ce qui se passe, en général c’est que c’est difficile, pas clair, et j’ai besoin que l’auteur m’aide, mais c’est rare avec Alberto. Il a la même générosité dans son écriture que dans tout le reste. Son écriture, elle s’impose, elle provoque en moi quelque chose qui y ressemble en français. Il y a très longtemps j’ai traduit André Dubus, un auteur américain. Il m’a dit : “Je ne connais pas le français mais j’ai reconnu ma musique. C’était mon rêve reconnu comme une réalité.”»

Alberto Manguel poursuit en citant un essai de Borges, «Les traductions d’Homère» : «L’idée de texte définitif ne relève que de la religion ou de la fatigue.» Ainsi, chaque version d’une œuvre est valable en elle-même et la traduction est une autre version, un nouveau brouillon de ce que l’auteur a voulu écrire mais écrit par un autre. «C’est en ce sens-là que je considère les traductions de Christine Le Bœuf comme une autre version de mon texte.»

Borges va encore plus loin comme le souligne Alberto Manguel : «Les brouillons d’un texte sont des traductions dans la même langue. Une idée à retenir. Dès que nous pensons à un texte publié comme quelque chose de rigide, d’absolu, nous l’intronisons, et c’est très dangereux de croire qu’un livre est une chose sacrée. Un livre mute avec son lecteur et se transforme au fil des générations ; il n’y a aucune raison que ça s’arrête sur la version publiée. Montaigne continuait de modifier ses Essais jusque sur son lit de mort.»

Les textes d’Alberto Manguel écrits pour L’Actualité sont disponibles en pdf dans le site d’archives  et dans la revue en ligne.

Le 21 octobre 2021, l’écrivain recevait le titre de docteur honoris causa de l’université de Poitiers, remis par la présidente Virginie Laval. La cérémonie est visible sur UPtv.

«Le mythe comme métaphore d’identité», c’est le titre des cours d’Alberto Manguel au Collège de France, titulaire de la chaire annuelle «L’invention de l’Europe par les langues et les cultures», créée en partenariat avec le ministère de la Culture. La leçon inaugurale est en ligne.

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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