Bonne chère paysanne en chanson

La tourtière poitevine. Photo Marc Deneyer.

Par Jean Charbonnier

«Ce bienfaisant prieur dont près de deux siècles n’ont pas éteint la mémoire» : en 1899, Noël Mouchard témoignait en ces mots de la survivance de l’héritage laissé par François Gusteau. Le prieur-curé de Doix, dans le Marais poitevin, est en effet l’auteur d’écrits atypiques pour le xviiie siècle : des chansons profanes, des chants de Noël, un dialogue rimé et une pièce de théâtre rédigés entièrement en poitevin durant ses années de sacerdoce, entre 1730 et 1761. L’intérêt de cette production pour l’étude et la sauvegarde du poitevin-saintongeais n’a pas échappé aux linguistes, depuis les auteurs de glossaires poitevins du xixe siècle tels Léopold Favre ou Charles Lalanne jusqu’aux lexicographes et grammairiens contemporains, parmi lesquels figurent Michel Gautier ou Vianney Piveteau. En revanche, peu d’historiens ont saisi le potentiel de ces sources et aucun n’a remarqué la richesse des descriptions que fait François Gusteau de l’alimentation paysanne. Elles constituent pourtant un témoignage rare de la diversité culinaire et de la recherche de goût des paysans bas-poitevins au xviiie siècle.

Un curé au milieu de ses paroissiens

De prime abord, l’utilisation de ces textes rimés pose des obstacles d’ordre méthodologique. Il paraît difficile de différencier ce qui relève d’une licence poétique ou de l’imagination de l’auteur de la description, de toute manière subjective, d’une réalité disparue. La particularité de la production littéraire de Gusteau plaide toutefois en faveur d’une proximité entre le curé et ses paroissiens, ce qui apporte un certain crédit à ses descriptions de la vie paysanne. En effet, d’une part, seuls ses écrits en poitevin traitent du quotidien des paysans. Certaines pièces sont par ailleurs empreintes d’une étonnante critique sociale, portant des plaintes contre les «misères» que leur font subir les privilégiés. Utiliser le poitevin auprès de ses ouailles tout en se faisant l’écho de leurs besoins aurait ainsi permis au curé de faciliter la diffusion du message chrétien ou moralisateur dont il est le porteur. D’autre part, il semble que les chansons et les noëls aient non seulement été réellement chantés, mais aient bénéficié par la suite d’une diffusion rapide dans la culture populaire dès le début du xixe siècle.

Frontispice de la dernière édition des noëls de Gusteau, Archives départementales de la Vendée, BIB 5G 474. Photo Jean Charbonnier.

Une cuisine paysanne et poitevine variée…

Gusteau identifie à plusieurs reprises des préparations culinaires apprêtées par les paysans, souvent dans un contexte festif. Nombre d’entre elles sont des plats constitués de denrées d’origine animale, en particulier de viande : omelette, poule (probablement au pot), gibelotte, pâté, «gogue» (boudin de sang cuit, viande, légumes et herbes). D’autres se démarquent par l’adjonction de produits laitiers et, éventuellement, de sucre : crêpes, millet, gâteau de noces. Ces mentions témoignent d’une partie des possibilités de variété culinaire qu’avaient les paysans, de manière exceptionnelle, remettant en cause l’image de «miséreux» ou de «crève-la-faim» communément répandue dans nos imaginaires aussi bien que dans la vulgate historiographique.

Il est impossible de ne pas remarquer que certaines de ces préparations sont considérées de nos jours comme traditionnellement vendéennes ou poitevines. Jeanne Philippe-Levatois en donne ainsi des recettes dans sa Cuisine du Poitou, de même que les inventaires du patrimoine culinaire. Le postulat généralement admis parmi les historiens est en effet que la cuisine paysanne est à la base des cuisines régionales françaises.

… mais difficile à reconstituer

Cependant, il serait anachronique de considérer les plats mentionnés par Gusteau comme les mêmes décrits par Maurice Béguin deux siècles plus tard. En effet, Gusteau ne détaille pas les ingrédients utilisés. Par exemple, tout juste savons-nous que le pâté est fait de «restes d’agneau» ; mais l’effet comique recherché dans la chanson, qui décrit un repas de noces raté, conduit plutôt le curé à rimer avec le fait qu’il est brûlé et dur sous la dent. La comparaison entre cuisine paysanne et cuisine poitevine postérieure est donc limitée, d’autant plus que nulle part Gusteau ne laisse transparaître une quelconque revendication d’une spécificité culinaire régionale. En l’absence de ce genre de précision, nombre de ces plats demeurent donc réduits au statut d’appellation générique.

Portrait de François Gusteau reproduit dans l’édition de quelques écrits faite par M. Pressac (sous-bibliothécaire de la ville de Poitiers) en 1861 : Poésies patoises suivies d’un glossaire poitevin.

Des paysans ripailleurs

Malgré ces limites, les chansons de Gusteau demeurent un témoignage exceptionnel d’un paramètre souvent ignoré quand il est question des paysans sous l’Ancien Régime : le goût. En effet, le prieur de Doix décrit des paysans dont l’alimentation, loin d’être uniquement contrainte par les aléas du temps qu’il fait ou du niveau de vie, est animée par des préférences gustatives, en lien avec le plaisir de la convivialité. Celles-ci se révèlent notamment lors des fêtes, comme les repas de noces, où l’abondance et l’excès cherchent à compenser les frustrations engendrées par le régime quotidien. Celui-ci n’est pas nécessairement toujours de mauvaise qualité mais, soumis aux incertitudes de l’approvisionnement, il engendre des peurs qui demandent à être apaisées. Les fêtes sont ainsi l’occasion de consommer du pain de meilleure qualité, des produits laitiers et issus de l’élevage ou encore du vin importé. Gusteau décrit ainsi de nombreux cas de paysans faisant «gogaille» et s’enivrant jusqu’à être «soûl comme un goret». Ces évocations en chanson doivent donc être interprétées autant comme un aperçu des manifestations de gourmandise que comme des représentations des fantasmes qui permettent aux paysans de conjurer l’attente avant de pouvoir faire bombance.

Les écrits de Gusteau affichent donc ce que les autres témoins du xviiie siècle ignorent ou passent sous silence, mais possèdent leurs propres lacunes. Ainsi, il est nécessaire d’inclure la production du «bienfaisant prieur» dans une comparaison plus large avec d’autres types de sources (inventaires après décès, enquêtes judiciaires et administratives, livres de raison et de comptes, récits de voyageurs et mémoires autobiographiques, observations de médecins, etc.), dans la perspective de faire l’histoire des cuisines et du goût des paysans.

Jean Charbonnier est étudiant à l’université d’Angers / laboratoire Temos UMR 9016. Son mémoire de master 1 est déposé aux archives départementales de la Vendée, En quête de goût. Les cuisines paysannes dans le Marais poitevin au xviiie siècle. Il est actuellement en master 2 et étudie les cuisines dans le Bas-Poitou, sous la direction de Florent Quellier.

Les éditions des écrits de François Gusteau :

Gautier Michel (éd.), La Misère des Paysans de l’Abbé François Gusteau (1699–1761) suivi de Chansons poitevines. Édition bilingue, Geste éditions, 1999.

Gautier Michel (éd.), Chants traditionnels de Noël en Poitou-Vendée. Nàus poetevineas de François Gusteau (1699–1761) et autres noëls de Poitou-Vendée. Édition bilingue, Geste éditions, 2003.

Gusteau François, Noëls très nouveaux dans tous les stiles pour tous les gouts. Par un pasteur à l’usage de sa paroisse, Fontenay-le-Comte, J. Poirier, 1738, 48 p. (2e éd. 1742, 84 p. ; 3e éd. 1756, rééd. 1776).

Mouchard Noël (éd.), La Nuit de Noël, pièce de théatre en cinq actes représentée avec succez en 1742 par les petites écolières de Doix, Imprimerie Niortaise, 1899.

Pressac Jean-François (éd.), Poésies patoises par l’abbé Gusteau ornées d’un portrait de l’auteur, suivies d’un glossaire poitevin, Poitiers, Henri Oudin Imprimeur-Libraire, 1861.

La cuisine traditionnelle poitevine et vendéenne :

Béguin Maurice, Une vieille tradition. La cuisine en Poitou, Niort, Librairie Saint-Denis, 1932, rééd. Geste éditions, 2012.

Conseil national des arts culinaires, L’inventaire du patrimoine culinaire de la France. Tome 3 : Pays-de-la-Loire. Produits du terroir et recettes traditionnelles, Albin Michel, 1993.

Conseil national des arts culinaires, L’inventaire du patrimoine culinaire de la France. Tome 6 : Poitou-Charentes. Produits du terroir et recettes traditionnelles, Albin Michel, 1994.

Philippe-Levatois Jeanne, Cuisine de Poitou. 300 recettes de cuisine traditionnelle des Deux-Sèvres, Vienne, Vendée & des départements voisins, Poitiers, Brissaud, 6e éd., 1993 (1re éd. 1968).

Pour un résumé des débats historiographiques et un appel à faire l’histoire des cuisines et du goût des paysans :

Quellier Florent, «Le repas de funérailles de Bonhomme Jacques. Faut-il reconsidérer le dossier de l’alimentation paysanne des Temps modernes ?», Food & History, vol. 6, n° 1, 2008, p. 9–30.

4 Comments

  1. Pour Mr charpentier
    Bonjour monsieur
    A la fin d’un livre de recettes ayant appartenu à l’abbé Gusteau il y a 2 recettes de sa main :fricandeau à la cordeliere et façon de conserver les artichauts.
    Si cela vous amuse je peux essayer d’en faire des photos et vous les envoyer.
    Cordialement
    Catherine ayral lestang

    • Bonjour madame,
      Effectivement, ces deux recettes de la main de l’abbé Gusteau m’intéressent grandement. Même si elles ne sont pas nécessairement paysannes, elles peuvent donner de précieuses indications sur la culture culinaire de l’auteur.
      Je vous contacte par message.
      En vous remerciant pour avoir pris la peine de laisser ce commentaire,
      Jean Charbonnier

  2. Je viens de vous envoyer un mail il m’est revenu ?

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