Bestiaire des fronts de l’Atlantique, 1944–1945
Par Stéphane Weiss
En août 1944, bien que contraint d’évacuer la France, le commandement allemand a maintenu des garnisons retranchées de la Gironde à la Bretagne afin de bloquer les principaux ports de la façade atlantique. Hormis Brest assaillie en septembre 1944, ces différentes poches allemandes ont donné lieu à de longs sièges jusqu’en avril et mai 1945. Ces sièges ont principalement reposé sur des troupes françaises issues des Forces françaises de l’Intérieur (FFI), réunies sous l’appellation de Forces françaises de l’Ouest (FFO) et chroniquement pauvres en équipements.
L’étude des fronts de l’Atlantique de 1944–1945 a longtemps été dominée par le récit des opérations militaires. Depuis les années 1990, celui-ci a été complété par des considérations plus larges, comme l’a montré le colloque organisé en mai 2015 par l’université de Nantes sur les poches de l’Atlantique. Si les archives militaires françaises se focalisent naturellement sur les opérations, elles ne s’y cantonnent pas et permettent également d’appréhender les conditions de vie des combattants français. Sur la base des fonds conservés, cet article propose d’aborder une composante peu évoquée de l’environnement dans lequel ces hommes ont agi : les animaux qu’ils ont côtoyés durant les huit mois de siège des poches allemandes. Ces animaux peuvent être empiriquement classés en trois catégories : les espèces nourricières, qui ont été l’enjeu de certains combats, les animaux compagnons de route, dont les animaux de trait, et les espèces indésirables.
Les animaux nourriciers
La qualité de l’alimentation étant gage de santé et de moral pour les combattants, le commandement des FFO a naturellement porté son attention sur la nourriture de ses troupes. Un objectif de ration carnée quotidienne de 300 grammes a été fixé dès novembre 1944. Cette ration a été jugée cruciale dans un contexte sanitaire dégradé. Les maladies ont en effet généré au sein de la troupe huit fois plus d’admissions médicales que les blessures liées au combat.
Pour réunir les approvisionnements nécessaires, l’intendance des FFO s’est appuyée sur les régions administratives militaires formant son hinterland. Les sources conservées relatent des retards atteignant régulièrement un mois pour les livraisons de denrées, ainsi qu’un manque d’entrain des états-majors régionaux. Le fait est particulièrement sensible pour le bétail sur pied, comme l’évoque l’historique du service d’Intendance des FFO, rédigé en 1945 : «[Les] réalisations eurent beaucoup de mal à être effectuées en temps voulu. Quoique le service de l’Intendance [des FFO] fit diligence et fut amené à se substituer à plusieurs reprises aux organes du territoire, le ravitaillement en viande fut toujours aléatoire et on vécut au jour le jour, toutefois les distributions furent toujours assurées.»
Vaille que vaille, les quantités alimentaires ont été au rendez-vous au sortir de l’hiver. Les rapports ne critiquent pas les quantités perçues mais davantage leur qualité. Dans le secteur de Royan, il est rapporté que, jusqu’en février, la viande, abattue et découpée à Saintes, arrivait fréquemment avariée au sein des unités. Par la suite, l’abattage dans les cantonnements a été autorisé.
Les fronts de l’Atlantique se sont inscrits dans un environnement rural. Cochons, lapins, volailles et vaches y ont nourri toutes les convoitises, au détriment des populations locales. Il est symptomatique de relever que le sujet des vols d’animaux apparaît rapidement dans les rapports, par exemple dès le 21 septembre dans un compte-rendu du Groupe Gujan de la Brigade Carnot sur le front du Médoc. Des basses-cours ont existé au sein de certaines unités, comme tend à le montrer la mention de divers animaux en cages lors du transfert ferroviaire des régiments de l’ex-front de Royan vers les Deux-Sèvres en juin 1945.
Le gibier a également servi d’appoint alimentaire. Dans le Médoc, la popote de l’état-major du 2e Bataillon du 34e RI landais est signalée pour son civet de lièvre dit no man’s land. Les bords des fleuves et des étiers côtiers ont fourni des civelles et des huîtres, grappillées au gré des opportunités, parfois en prenant de réels risques. Le 12 décembre 1944, sur le front de Royan, à Marennes, un rapport du 1er Régiment du Gers signale ainsi qu’un sergent et un civil sont allés ramasser des huîtres sans avoir prévenu les postes voisins : ils se sont retrouvés pris sous le feu d’une mitrilleuse amie. Sans surprise, le gibier et le bétail font l’objet de mentions dans le champ disciplinaire. Sur le front de Saint-Nazaire, un compte-rendu du 10 décembre relate par exemple une série d’incidents imputés à des unités françaises : des parties de chasse qualifiées de sauvages, ainsi que des tirs visant du bétail et des chevaux.
Il convient de relever que, malgré la proximité de la mer, le poisson d’origine locale n’est pas mentionné dans les fonds relatifs à l’alimentation des troupes françaises. Le fait s’explique aisément. L’activité maritime allemande autour des différentes poches a fortement limité les possibilités de sorties en mer des flottilles de pêche des ports voisins déjà libérés, ce qui n’a pas permis d’en faire une ressource régulière de ravitaillement pour les forces françaises. Une motion du comité de libération de la Vendée, adressée au gouvernement le 25 octobre 1944, en fournit l’illustration : le comité y signale le danger économique des poches allemandes, du fait de l’interruption des activités halieutiques.
Alors que les fronts de l’Atlantique figuraient en plein axe de migration et d’hivernage pour de nombreux échassiers, oies et canards sauvages, les fonds conservés ne contiennent aucune mention de chasse à leur sujet. Il est attesté qu’une part des combattants français avait tendance à tirer à tort et à travers même en l’absence de toute activité adverse. Outre un gaspillage de précieuses munitions (ce dont les archives se font l’écho), ces tirs ont pu constituer un facteur de dérangement pour l’avifaune. Conjugués aux vagues de froid de décembre et janvier (les marais côtiers ont gelé), ces tirs intempestifs ont pu éloigner les oiseaux hivernants des côtes françaises durant l’hiver 1944–1945. Le fait reste cependant à confirmer.
Le bétail, objet de bataille
Pour le commandement français, le bétail stationnant dans la zone des combats a représenté une indéniable source d’ennuis. Il a en effet attisé les convoitises adverses et constitué la principale cible des sorties offensives allemandes menées durant l’automne et l’hiver autour des différentes poches.
Ce constat est établi dès le mois de septembre sur le front de Royan, où les lignes se sont stabilisées en laissant un no man’s land agricole aux abords de la ville de Saujon. Devant Saint-Nazaire et Lorient, les sorties offensives de l’automne conduisent à des réoccupations conséquentes de terrain, avec leur lot de bétail et de terres arables. Autour de La Rochelle, elles ont pris la forme de razzias : au regard des données conservées, quelque 3 000 têtes de bétail ont été capturées. En janvier 1945, les deux attaques ayant ciblé Marans, au nord de La Rochelle, ont abouti à la prise d’au moins 400 bovins et 600 ovins. Ce butin a servi à la consommation directe des garnisons allemandes et à un commerce de troc avec l’Espagne, par voie maritime.
Pour les combattants français, initialement dépourvus face à ces attaques réunissant jusqu’à plusieurs milliers d’hommes appuyés par des batteries mobiles, l’ironie a constitué la seule échappatoire. Rapportée dans le bulletin hebdomadaire édité par le Régiment Foch charentais [Bulletin Foch, n° 8, 20 janvier 1945], l’anecdote consolatrice d’un taureau FFI en est l’illustration : «Lors de l’attaque du Gué d’Alléré [le 15 décembre 1944], les boches en train de rafler le bétail voulurent s’emparer d’un superbe taureau. Mais celui-ci, bon patriote, et sans doute atteint de daltonisme, fonça si bien de droite et de gauche sur les verts-de-gris, que ceux-ci durent finalement renoncer à l’emmener.»
Dès l’automne, le commandement français n’a eu de cesse d’ordonner l’évacuation du bétail pâturant aux abords des premières lignes. Dans le secteur rochelais, il a toutefois fallu attendre le désastre de Marans pour que ces injonctions soient un tant soit peu écoutées. Des vaches sont encore signalées au sein des premières lignes au sortir de l’hiver, par exemple le 6 mars dans le Médoc.
Les animaux compagnons de route
Les chiens figurent au premier rang des animaux compagnons de route, réels ou symboliques. Quelques unités ont choisi des figures canines comme emblèmes : le petit chien noir Rac de la bande dessinée Ric et Rac pour le Régiment Rac périgourdin (sur le front de Royan), un lévrier pour un bataillon du front de Saint-Nazaire. Des chiens servent aussi d’animaux de compagnie. Ainsi en est-il d’une chienne adoptée par une compagnie du Régiment Foch. Ses maîtres ont émis une annonce dans le bulletin régimentaire afin de lui trouver un compagnon mâle.
La perception des canidés a toutefois été ambivalente. Les rapports de renseignement bruissent de rumeurs diverses, dont celles relatives à des chiens espions, dressés par les Allemands pour circuler à travers les lignes. Cette croyance, plausible, a suffisamment retenu l’attention pour que les tirs sur les chiens errants à proximité des lignes soient rapportés par certains journaux de marche.
Un réseau de communication entre les différents états-majors français locaux ou régionaux a progressivement été mis en place, couplant des agents de liaison, des lignes téléphoniques et des moyens radio initialement rares. L’emploi de pigeons voyageurs est attesté au sein des états-majors FFI du Limousin et de Dordogne durant le mois de septembre 1944. Un tel recours n’est pas à exclure sur les fronts de l’Atlantique à la même période, notamment en Charente-Maritime où les unités périgourdines ont été nombreuses. Quoi qu’il en soit, la présence de pigeons voyageurs est mentionnée en avril 1945 lors de l’assaut français contre l’île d’Oléron : pour pallier un risque de panne radio, 120 pigeons ont été confiés aux premières vagues d’assaut, en vue de liaisons avec un pigeonnier installé à Marennes sur le continent. Des pigeons voyageurs ont également été utilisés dans le camp adverse, acheminés d’Allemagne par avion. Certains se sont perdus dans les lignes françaises.
La traction animale
Les forces françaises engagées devant les poches allemandes de l’Atlantique sont arrivées avec un parc automobile disparate et souvent à bout de souffle. D’une unité à l’autre, les taux d’indisponibilité connus varient entre 25 % et 40 %, sachant que la situation ne s’est pas améliorée au fil des mois. Dans ce contexte, un recours conséquent à la traction animale aurait pu être envisagé. Il convient de rappeler que l’armée française était encore largement hippomobile en 1940. Or, force est de constater que l’emploi d’animaux de trait est resté assez marginal. Des attelages prêtés ou réquisitionnés ont été utilisés pour distribuer le ravitaillement, à l’image de 20 chevaux mentionnés sur le front du Médoc en mars 1945, de la mule tractant le tombereau converti en infirmerie mobile d’un régiment lotois ou de 24 chevaux recensés en juin 1945 parmi les régiments de l’ex-front de Royan. Le recours à des bœufs est aussi signalé pour le déplacement de pièces d’artillerie sur le front de Lorient. Néanmoins, à l’échelle des effectifs français des fronts de l’Atlantique (plus de 86 000 hommes en janvier 1945), ces animaux n’ont pas représenté un phénomène majeur.
En outre, il est attesté que certaines unités ont délaissé leurs chevaux et mules lors de leur affectation sur les fronts de l’Atlantique. C’est le cas de la Brigade Bertrand et de la Brigade Charles Martel, structurées dans le Cher, l’Indre-et-Loire et l’Eure-et-Loir après avoir absorbé les escadrons équestres de l’ex‑1er Régiment de France. La Brigade Bertrand disposait notamment de 275 chevaux et mulets avant son départ pour le secteur de Royan. Elle n’en a emmené aucun en Charente-Maritime.
Lorsqu’un 18e Régiment de chasseurs à cheval a été créé dans le secteur de Royan en mars 1945, le vocable équin est resté cantonné à la dénomination de l’unité, qui n’a disposé que de chevaux-moteurs. En effet, en lieu et place des animaux de bât ou de trait, le commandement des FFO a eu recours à partir de février 1945 à des «mules mécaniques» : 340 chenillettes britanniques et quelques dizaines de chenillettes françaises de marque Lorraine.
Le faible recours à la traction animale est-il un choix délibéré, par esprit de modernité ? En toute vraisemblance, non. En septembre et octobre 1944, rien ne permettait de présager des livraisons ultérieures de chenillettes. La rareté des chevaux semble une meilleure explication. La Wehrmacht en retraite, majoritairement hippomobile, a capté bien des animaux avant son départ, tels les 2 000 chevaux de la colonne Elster, le dernier groupement allemand à s’être replié du Sud-Ouest. Au voisinage des poches en formation, les forces allemandes ont également fait le vide en septembre 1944, à l’image d’enlèvements de chevaux signalés dans le Médoc.
Les animaux indésirables
Parmi les animaux côtoyés quotidiennement figurent aussi des espèces indésirables mais indissociables des concentrations humaines. Les combattants ont eu à affronter une omniprésence de la gale et des poux, signalés tels un leitmotiv dans les rapports de l’hiver 1944–1945. La promiscuité, le manque de linge de change et de savon ont favorisé leur propagation. L’acarien responsable de la gale, le sarcopte (Sarcoptes scabiei), a atteint jusqu’à 80 % de l’effectif de certaines unités. En ce domaine aussi, l’ironie a servi de palliatif, à l’image d’un poème pastichant La Fontaine et publié dans le bulletin du régiment charentais Foch [Bulletin Foch n°11, 10 février 1945] :
“Un mal qui se répand partout
Pire que le froid et les poux
Sûrement inventé sur cette pauvre terre
Pour embêter nos gars et nous faire du mal
Capable d’enrichir en un jour l’hôpital
Faisait aux FFO la guerre”
Alors que les conditions sanitaires miséreuses des combattants français sont bien documentées, il convient de relever qu’aucune pullulation majeure de rats n’est signalée. Les conditions météorologiques (un automne pluvieux suivi d’un hiver rigoureux) ont-elles limité la présence des rats ? L’absence jusqu’en avril de combats massifs a probablement aussi joué en ce sens. Faute de corps abandonnés en nombre entre les lignes, les rats n’ont pas disposé de plus de ressources alimentaires qu’à l’accoutumée.
Les positions françaises, formées de petits réseaux de tranchées et de postes semi-enterrés, ont néanmoins connu quelques invasions animales. À la fin du mois de février 1945, une période de hautes eaux de la Gironde s’est accompagnée d’une apparition en nombre de vipères chassées par l’inondation, au grand dam des occupants des positions françaises concernées. À l’inverse, lors des combats d’avril dans la Pointe de Grave, une infiltration nocturne dans les marais autour de Vensac a été décrite comme se déroulant sous le couvert sonore bienvenu de milliers de grenouilles.
Coccinelle
Nous concluons ce propos en signalant les exploits d’un coléoptère réputé avoir intercepté une vedette allemande dans l’estuaire de la Gironde durant la nuit du 6 au 7 avril 1945. Il ne s’agit évidemment pas d’un réel insecte mais d’une vedette armée, baptisée Coccinelle. Cette embarcation d’origine civile a fait partie des petites flottilles improvisées pour assurer une présence navale française symbolique sur la Gironde (deux vedettes), ainsi qu’entre la Seudre et la Charente (deux puis trois autres embarcations armées). Les appellations de certaines de ces embarcations sont connues : Oléron, Charles de Gaulle ou Capitaine Rouby (du nom d’un officier FFI, Elie Rouby, fait Compagnon de la Libération en avril 1945). Le nom Coccinelle s’en démarque. Préexistait-il à l’emploi militaire de l’embarcation ou est-ce un choix de son équipage de circonstance ? La réponse à cette question ne sera sans doute jamais établie.
Stéphane Weiss a soutenu sa thèse d’histoire en 2016 à l’université de Lyon 2 (dir. Laurent Douzou) : Le jour d’après. Organisations et projets militaires dans la France libérée (août 1944-mars 1945).
Lire l’article de Stéphane Weiss dans L’Actualité Nouvelle-Aquitaine n° 121 (juillet-août-septembre 2018) : «Jean de La Fontaine, la gale et les fronts de l’Atlantique en 1944–1945».
Cet article repose principalement sur l’exploitation des fonds relatifs aux FFO ou à leur environnement, conservés dans la série P (période 1940–1946) du Service historique de la Défense.
À l’échelle des unités, le quotidien des combattants peut être abordé par différents types de documents conservés de façon éparse dans la sous-série 12 P (pour les régiments de 1945) et la sous-série 13 P (pour les unités FFI de 1944) : journaux de marche, bulletins édités par certaines unités (au moins six hebdomadaires et bimensuels sont parus parmi les unités des fronts de Royan et La Rochelle), correspondances et inventaires divers mais aussi une assez riche série de rapports sur le moral.
À plus grande échelle, la sous-série 10 P (cotes relatives aux FFO) et la sous-série 9 P (cotes relatives aux 4e, 9e, 11e, 12e et 18e Régions militaires formant l’hinterland des FFO) constituent de riches gisements informationnels. La cote 10 P 418, dédiée à la Direction de l’Intendance et au Service de Santé des FFO, est particulièrement à signaler.
Au plan bibliographique, la majorité des ouvrages parus à ce jour se focalisent sur le récit des opérations militaires. Les conditions de vie des combattants français y apparaissent toutefois. Citons, entre autres, la riche chronique publiée dans les années 1980 au sujet du front du Médoc : Jolit André, Dartigues André et Memain Paul, Le Front du Médoc – une Brigade FFI au combat, Fédération des Associations d’anciens combattants du Front du Médoc et de la Brigade Carnot, 1989, 464 p.Pour approfondir certains des aspects sanitaires évoqués, le lecteur pourra par ailleurs se référer à deux articles parus ces dernières années dans des revues d’histoire régionale :
Stéphane Weiss, «Quotidien et moral des combattants volontaires des sièges de la Pointe de Grave, de Royan et de La Rochelle en 1944–1945», Écrits d’Ouest, Société rochelaise d’Histoire moderne et contemporaine, 2011, n°19, p. 127–146.
Stéphane Weiss, «La santé des combattants français des fronts du Médoc et de Charente maritime en 1944–1945», Revue de la Saintonge et de l’Aunis, tome XLI, 2015, p. 99–117.
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