Bernard Noël – Nous, intime et collectif

L'atelier de Bernard Noël.

Entretien Carlos Herrera

Stéphane Bikialo, professeur en littérature contemporaine et linguistique à l’université de Poitiers, a préfacé La Comédie intime, le volume IV des œuvres de Bernard Noël, l’un des grands écrivains de notre époque.

Dans sa préface, il écrit : «Chacun de nous est une société. Chacun de nous porte sa comédie, que Dante a voulue divine, Balzac humaine, Jacques Villeglé urbaine, et Bernard Noël intime ou mentale. La Comédie intime est La Comédie humaine de Bernard Noël, sa comédie humaine, où il se fait non pas le secrétaire de la société mais le porte-plume de ces voix qui travaillent en lui, qui le constituent comme sujet de l’écriture, comme TU. Construit en cours de route comme La Comédie humaine, La Comédie intime y met en scène des personnages qui deviennent des types : ces personnages se nomment je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils. Chacun est le personnage principal d’un des récits-monologues et chacun revient dans d’autres monologues, selon le principe des personnages récurrents […].»

L’Actualité. – Pourquoi Bernard Noël vous a‑t-il demandé une préface ?

Stéphane Bikialo. – J’ai eu l’occasion de rencontrer Bernard Noël à plusieurs reprises, notamment à Poitiers, à l’occasion d’événements pour lesquels il était invité. Peu à peu est née une relation amicale, notamment à partir de discussions autour de ses monologues, les œuvres de lui que je préfère, dont je lui demandais souvent des nouvelles. En effet, depuis une dizaine d’années une pièce manquait : il n’arrivait pas à faire exister le monologue du nous, puisque le nous est difficile à concevoir à notre époque (plutôt tournée vers l’individualisme et le rejet de l’autre). Ce texte a paru au printemps 2015 aux éditions P.O.L. Mon attention à ces monologues, la rédaction de plusieurs articles sur certains d’entre eux a fait de moi l’universitaire qui les connaît le mieux. Quand Bernard Noël a voulu réunir tous les monologues dans un volume, il avait besoin d’une préface, au moins pour restituer la chronologie, la démarche d’un projet qui s’étend sur vingt ans, voire quarante ans puisqu’un texte de 1973 a été intégré après coup, et qui n’est pas perceptible à la lecture.

Qu’est-ce qui vous plaît dans ces monologues ?

En tant que linguiste, travaillant sur la subjectivité dans le langage (l’énonciation), le dispositif formel m’intéresse puisqu’il s’agit (presque systématiquement) de commencer chaque phrase par le même pronom personnel. Ainsi chaque phrase du monologue du je (La Langue d’Anna) commence par je, celui du tu (Le Mal de l’intime) par tu, du il (La Maladie du sens) par il, etc. C’est une réflexion sur le pronom (forme de la langue) et sa place dans la représentation (rapport au monde) et dans la construction de l’identité, de la subjectivation. Quel est le rapport entre le sujet et le monde quand on dit je, quand on dit tu, quand on dit il ? Comme l’indique le titre, La Comédie intime, il y a là une manière de reformuler le projet de Balzac en le resserrant autour de l’intime, mais un intime tourné vers les autres puisque ces monologues tendent à dire que le je ne peut pas exister et qu’il s’agit d’aller vers l’autre, vers le tu, vers le on, vers le il…

Sans oublier que Bernard Noël est l’auteur d’un Dictionnaire de la Commune (1971), son Monologue du nous semble jonché des ruines d’une idéologie révolutionnaire très datée. Comment peut-il faire exister ce nous contemporain qui va jusqu’à l’autodestruction ?

Effectivement, Bernard Noël vient d’un moment où le nous – ou du moins où l’espoir du nous (de la révolution, de la communauté) – a pu exister [Il est né en 1930]. Même si, pour lui, comme pour beaucoup d’historiens, la Commune est le dernier moment révolutionnaire français et qu’il faut prendre acte de la manière dont la réaction l’a écrasée pour ne pas reproduire les erreurs. Dans ce monologue, le nous se scinde tout de suite en plusieurs nous. C’est un nous de «solidarité désespérée». Des petits collectifs s’attaquent aux grands patrons pour faire exister du pluriel là où ces chefs d’entreprises n’en mettent pas. Il y a un présent immédiat, sans aucun avenir, mais aussi une tentative de faire exister une sorte de communauté d’écriture et d’action. Sans illusion, il s’agit de faire exister l’espoir en la solidarité, comme les textes du Comité invisible (La Fabrique).

Quelle est la place de Bernard Noël dans les lettres ?

Bernard Noël est d’abord identifié comme poète, un poète du corps, qui a fait du corps le sujet (origine et thème) de l’écriture. Il a aussi une place dans l’histoire de l’art et l’esthétique car il a beaucoup écrit sur la peinture, dans l’atelier des peintres, sur le visible. Et il est connu pour ses essais ou articles politiques et notamment la notion de «sensure» (forme moderne de la «censure», privation de sens et non de parole). On le connaît moins pour ses proses, notamment ses monologues. Son œuvre est immense – je m’étonne qu’il ne soit pas prix Nobel ! – mais malheureusement le peu de médiatisation de son travail le rend très confidentiel et ne permet pas à des lecteurs nombreux d’avoir accès à son œuvre. Lui ne s’en soucie pas, et continue de circuler, de répondre à des invitations et à des demandes de textes, pour faire des rencontres humaines, par générosité, solidarité.

Stéphane Bikialo et Bernard Noël. Photo Éliane Kircher.

Cet entretien a paru dans le n°111 de L’Actualité Nouvelle-Aquitaine en 2016 à l’occasion du festival Bruits de langues.

A propos de Jean-Luc Terradillos
Journaliste, rédacteur en chef de la revue L'Actualité Nouvelle-Aquitaine.

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