BD arabe : génération en mouvement
Entretien Astrid Deroost
Photos Alberto Bocos
Des avenues du Caire ou de Casablanca aux immeubles de Beyrouth et aux ruelles de Bagdad… Avec Nouvelle Génération : la bande dessinée arabe aujourd’hui, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image (CIBDI) propose jusqu’en novembre à Angoulême une exploration inédite du 9e art produit en Algérie, Égypte, Irak, Jordanie, Liban, Libye, Maroc, Palestine, Syrie et Tunisie. Visite avec Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique et commissaire de l’événement avec Lina Ghaibeh, maître de conférence, responsable de la section graphisme, directrice de la Mu’taz and Rada Arab Comics Initiative de l’université américaine de Beyrouth.
L’Actualité. – Pourquoi cette mise en lumière de la bande dessinée arabe et d’une génération trentenaire ?
Jean-Pierre Mercier. – En 2016, j’ai été invité au Caire par l’Institut français pour rencontrer de jeunes auteurs égyptiens. Des gens très dynamiques qui connaissaient parfaitement la bande dessinée européenne, américaine, le manga et qui nous ont montré leur travail, très intéressant. Des auteurs tunisiens, marocains étaient aussi présents. J’ai ensuite été convié au Liban, au Maroc… J’ai découvert une centaine de dessinateurs et de dessinatrices, la trentaine, pour les plus vieux la quarantaine, ayant la même expérience, qui pour beaucoup se connaissaient… et des universitaires français spécialistes de l’image dans le monde arabe, de l’histoire de la bande dessinée, du cinéma. Tout cela était d’une richesse incroyable et la Cité a décidé d’organiser une exposition. Nouvelle Génération : la bande dessinée arabe aujourd’hui rassemble cinquante auteurs d’une dizaine de pays.
Les auteurs viennent d’Algérie, d’Égypte, d’Irak, de Jordanie, du Liban, de Libye… Qu’ont-ils de particulier ?
Il y a quelques auteurs solitaires mais le trait particulier de ce mouvement est d’être constitué de collectifs qui se regroupent autour de revues. Avec, ce qui est fascinant, autant de femmes que d’hommes. Les auteurs se sont repérés grâce aux réseaux sociaux et ont fondé des publications dans chacun des pays. C’est par exemple TokTok en Egypte du nom des petits triporteurs que l’on voit au Caire ou Garage, Samandal (la salamandre) au Liban, publication la plus ancienne qui date d’une dizaine d’années, Skefkef (sandwich typique de Casablanca) au Maroc, Lab619 en Tunisie…
Pour beaucoup de ces auteurs et même si Magdy al Shafee (Égypte), présent dans l’exposition, dénonçait déjà en 2008 la corruption sous Moubarak, le printemps arabe a été un déclic. On voit ici l’auteur tunisien Othman Selmi raconter l’histoire de ce malheureux marchand ambulant qui s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid. Les événements de 2011 ont créé une impulsion, un mouvement qui continue dans les limites de ce que permettent les ressources économiques, techniques (édition, diffusion) et la censure.
Des auteurs exposés sont déjà connus en France…
L’exposition permet au public et aux éditeurs de découvrir des auteurs remarquables. Sans cocorico, le marché français est très ouvert aux bandes dessinées étrangères. Certains auteurs sont déjà connus et publiés ici comme Shennawy, cheville ouvrière de TokTok en Égypte. Il était parmi les jeunes talents (Festival d’Angoulême 2009) et a participé à un ouvrage collectif publié par Actes Sud (2018). Il y a aussi Hamid Sulaiman, Syrien réfugié en France, dont le premier roman graphique Freedom Hospital (Çà et Là et Arte Editions, 2016) retrace la guerre en Syrie depuis les premières manifestations pacifiques de 2011; Jorj A. Mhaya, auteur libanais qui a résidé à Angoulême (L’Actualité n° 116, avril 2017) , à la Maison des auteurs, et dont l’ouvrage Ville avoisinant la terre a été publié par Denoël Graphic (2016) ; Mazen Kerbaj (Liban) auteur de Beyrouth, juillet – août 2006 (l’Association) qui reprend les dessins postés sur son blog pendant les bombardements effectués par Israël sur la capitale libanaise ; Zeina Abirached, également libanaise, connue pour ses romans graphiques dont Le Piano oriental (Casterman, 2015) qui a eu un joli succès…
Les thèmes abordés et les styles graphiques sont divers…
Il y a des contes, de la poésie adaptée à la bande dessinée avec des choses magnifiques, des récits historiques toutefois la volonté de témoigner de ce qui se passe ici et maintenant, de la vie quotidienne, est le thème le plus important. Nous ne sommes pas exempts de clichés sur les pays représentés et ces auteurs apportent une complexité intéressante.
Deena Mohamed (Égypte) a, par exemple, créé une super héroïne qui lutte à la fois contre la misogynie et l’islamophobie ; Hicham Habchi (Maroc) raconte les mauvais comportements de deux personnes pendant le ramadan et, sous prétexte de dénoncer, montre tout ce qu’il est interdit de faire. Mohamed Bellaoui (Maroc) reprend les clichés touristiques pour en faire autre chose, pour parler du quotidien, des mariages forcés. Les auteurs libanais évoquent le traumatisme de la guerre civile.
On compare le graphisme de Zeina Abirached à celui David B. et il y aussi des constructions très peu occidentales, avec des motifs, un côté très décoratif. L’organisation de l’espace dans la page montre l’influence de la calligraphie. On voit, ce qui est normal, des influences américaines, très européennes, les jeunes auteurs sont à l’affût de tout et ont accès à tout via Internet.
Les auteurs parviennent, avec la bande dessinée, à s’exprimer face aux régimes autoritaires ?
Comparée à d’autres moyens d’expression comme le cinéma, faire une revue de bande dessinée ne coûte pas trop cher. Ces auteurs existent aussi sur tous les réseaux sociaux, ont tous leur blog, échangent. Il y a, dans cette exposition, soixante-dix planches originales de bande dessinée, 80% des œuvres présentées n’existent pas sur papier.
Il y a, par exemple, cette page Facebook intitulée Comics, où des auteurs syriens anonymes rapportent des choses horribles comme les séances de torture, le quotidien avec les contrôles de l’armée ou des milices. Hamid Sulaiman (Freedom Hospital) qui avait, avec d’autres auteurs, commencé à témoigner a dû quitter la Syrie parce qu’il risquait sa vie, même chose pour Salam Alhasan. Amer Shomali (Palestine) témoigne également et fait semblant de censurer (en rayant des lignes de phylactères) son propre texte.
Un mouvement comparable a existé au Liban dans les années 1980, où, comme en Égypte, il existe une tradition de bande dessinée, mais il ne reste que quelques noms. Cette nouvelle génération fait preuve d’une clarté d’analyse, d’une grande intelligence tactique par rapport au pouvoir politique. Ces auteurs savent jouer avec les limites. Ils ont un travail à côté, ils font de la bande dessinée par passion, par goût et ont, malgré les difficultés, vraiment envie de continuer. Il faut espérer, voir où ils en seront dans dix ans…
Nouvelle Génération : La bande dessinée arabe aujourd’hui, musée de la bande dessinée, quai de la Charente, Angoulême, jusqu’au 4 novembre 2018. Coproduction la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, the Mu’taz & Rada Sawwaf Arabic Comics Initiative de l’université américaine de Beyrouth, l’Institut français de Paris, en lien avec les Instituts français de la région monde arabe.
La super héroïne de Deena Mohamed
Sur son blog, tout a commencé comme un jeu puis le nombre de visites a grimpé en flèche pour dépasser le million. Deena Mohamed, designer, illustratrice et artiste de bande dessinée égyptienne, avait 18 ans quand elle a mis en ligne les premières aventures de Qahera. Une super héroïne musulmane, vêtue d’un hijab, pleine d’esprit, aussi rapide que Superman qui, depuis 2013, protège ses semblables femmes.
Grâce à ses superpouvoirs, Qahera pourfend le crime, les agressions sexuelles dont les Égyptiennes, vêtues de façon traditionnelle ou à l’européenne, sont quotidiennement victimes. «Je n’avais jamais fait de bande dessinée avant. Je m’y suis intéressée pour faire des histoires courtes sur internet qui parlent de la condition des femmes, du harcèlement, de la misogynie, et d’autres sujets sociaux», confie l’artiste.
Très suivi, publié en arabe et en anglais, diffusé par des médias locaux et internationaux tels que la BBC et Foreign Policy (revue américaine), primé comme meilleure série de bande dessinée numérique au Cairo Comix Festival, le phénomène Qahera bouscule la donne. En premier lieu, la suprématie du super héros américain, blanc et mâle, archétype auquel sont exposés tous les lecteurs de bande dessinée de la planète.
Avec son personnage, Deena Mohamed lutte contre des super-méchants sexistes bien réels et invoque, symboliquement, la force des femmes. Qahera, dit-elle, est une super héroïne qui porte un hijab et non une super héroïne parce qu’elle porte un hijab… La jeune dessinatrice participe ainsi du mouvement artistique en cours dans cette partie du monde qui interroge le genre, l’islam, les relations femmes-hommes. Deena Mohamed actuellement en résidence à Angoulême, à la Maison des auteurs, dans le cadre d’un programme développé avec l’Institut français, travaille à la deuxième partie d’un roman graphique Shubeik Lubeik.
Le premier tome de ce qui sera une trilogie a reçu le grand prix 2018 du Cairo Comix Festival et des extraits sont visibles dans l’exposition de la Cité. «C’est, dans le genre fantastique urbain, un livre qui parle des souhaits et des rêves. Il y a en Égypte une tradition du fantastique, mon roman graphique en est une expression contemporaine.» Très tôt lectrice de Tintin et d’Astérix, de comics et de manga, Deena Mohamed se dit aujourd’hui influencée par ses jeunes pairs et veut, par son style et ses récits, œuvrer à l’épanouissement d’une bande dessinée plus spécifiquement égyptienne.
Shubeik Lubeik, éd. Dar el Mahrousa, 2018
Qahera, qaherathesuperhero.com, depuis 2013
deenadraws.art
behance.net/deenamo
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