Albanie – Le pays des «mater» familias

Par Héloïse Morel

«Ce n’est qu’après sa mort que je me suis rendu compte que Tonton Tonë était en fait une femme.» Ainsi s’étonne le chercheur René Grémaux lors de sa rencontre avec une vierge jurée d’Albanie, sujet sur lequel il fera une étude, «Woman becomes man in the Balkans» (Third Sex, Third Gender. Beyond sexual dimorphism in culture and history, Zone Books, 1994). Cité dans l’ouvrage de l’anthropologue britannique Antonia Young, le sujet de ces femmes-hommes interroge. Dans une société patriarcale et patrilinéaire, des femmes font le choix de vivre comme des hommes et de devenir chef de famille. Pour accéder à ce statut, elles prêtent serment (la besa) de rester chastes jusqu’à la fin de leur vie. Cette tradition est le résultat de l’absence d’héritiers masculins : soit due au jeune âge, soit due à la mort des hommes de la famille à la guerre ou lors de vendettas.

Ces femmes sont choisies à la naissance ou durant leur jeunesse, certaines prêtent serment pour éviter un mariage arrangé. Elles adoptent tous les attributs masculins et particulièrement les vêtements qui sont le marqueur de l’identité genrée. Comme l’exprime Pashkë, une vierge jurée, «s’habiller comme un homme vous donne le respect dû à un homme». Ainsi, elles accèdent aux mêmes privilèges sociaux que leurs homologues : elles dirigent la famille, elles fument, elles boivent, elles peuvent manger avec les hommes, elles sont servies par les femmes, elles portent des armes et doivent défendre l’honneur de la famille en respectant les lois de l’hospitalité. La loi du Kanun régit le sort des vierges jurées depuis le XVe siècle, pourtant les sources se font rares jusqu’au XIXe siècle.

Haki avec sa vache dans un village près de Bajram Curri, photographie prise par Antonia Young, 1994.

Haki avec sa vache dans un village près de Bajram Curri, photographie prise par Antonia Young, 1994.

De Laura Ingalls aux Nadles

Antonia Young croise la route des vierges jurées alors qu’elle réalisait une étude sur Rose Wilder Lane, la fille de Laura Ingalls Wilder, l’auteure des neuf livres racontant son histoire, La petite maison dans la prairie. Rose W. Lane, journaliste renommée, entreprend un voyage en 1919 dans les montagnes d’Albanie du Nord où elle est prise par un chef de tribu, Lulash, pour une vierge jurée : elle voyage sans mari, porte des pantalons et les cheveux courts. Antonia Young décide donc de partir à la recherche de ces femmes dans les années 1990. Elle fait la rencontre de quinze d’entre elles qui nourrissent cette étude parue en 2000 et traduite par Jacqueline Dérens en 2016.

Dans la préface, l’historienne et anthropologue du vêtement Nicole Pellegrin réinscrit avec justesse l’ouvrage dans le contexte contemporain, prompt à débattre du genre dans notre société. Elle rappelle que «le masculin, comme le féminin, est moins le fruit de données biologiques que l’effet de pesanteurs culturelles indépendantes du corps et c’est toujours le fruit d’une “fabrication” collective» qui varie selon les temps et les cultures. Elle ajoute que «l’être-femme n’existe pas plus que l’être-homme, bien que la capacité procréative des femmes ait donné à celles-ci un statut particulier, généralement infériorisé même quand il est respecté».

À ce titre, l’ouvrage d’Antonia Young est éclairant puisqu’elle dédie un chapitre à cette thématique en croisant les études réalisées sur diverses populations dans lesquelles le sexe et le genre sont des concepts changeants. Ainsi, l’anthropologue Anne Bolin a travaillé sur les Navajo qui reconnaissent trois sexes physiques (les femmes, les hommes et les hermaphrodites) et trois statuts de genre (hommes, femmes et nadles qui seraient un intermédiaire). Certaines cultures vont jusqu’à reconnaître sept genres comme les Chulchi de Sibérie. Il semble hasardeux de faire des analogies entre les cultures sur les questions de genre et de sexualité. Antonia Young interroge les vierges qu’elle a rencontrées sur le lesbianisme. Il apparaît que ce concept leur est étranger et qu’il est difficile d’en parler tant la sexualité est taboue. Le serment est essentiel et elles ne peuvent pas le briser sous peine d’apporter le déshonneur sur leur famille.

Elles ne sont pas Sappho

Quant à la question du genre, Antonia Young estime que devenir vierge jurée n’est pas assimilable à un travestissement, ni à une transgression. Ce changement est un engagement à vie qui n’est pas considéré comme une déviance par la société, il s’agit d’un statut parmi d’autres. Il s’agit d’une manière spectaculaire de «tenir un rôle», plutôt qu’une occasion de repousser les conventions sociales.

Néanmoins, ces femmes restent peu connues en Albanie, elles sont actuellement moins d’une centaine dans tout le pays. Jacqueline Dérens livre en postface le récit de son voyage en Albanie et les rencontres avec plusieurs vierges jurées. Elle mentionne que la plupart sont assaillies par les journalistes de presse et de télévision. Certaines refusent désormais tout entretien par lassitude, mais aussi afin d’éviter le phénomène de curiosité et d’indiscrétion des urbains qui voient cette tradition comme une anomalie tandis qu’elles considèrent vivre dans la tradition et les normes du Kanun. «Il semblerait que pour leur entourage, il n’y a pas d’ambiguïté, tout le monde sait que ces hommes sont des femmes, mais pour respecter leur choix on les appelle “oncle” et l’on utilise, en général, le genre masculin pour les désigner

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Antonia Young, Les Vierges jurées d’Albanie. Des femmes devenues hommes, Non Lieu, 2016, 192 p., 15 €.

Photo du bandeau : Jeune fille habillée en garçon avec sa famille (entre 1900 et 1919), Kel Marubi. Fonds Marubi (Shkodra, Albanie).

A propos de Héloïse Morel
Rédactrice à L'Actualité Nouvelle-Aquitaine. Coordinatrice du pôle Sciences et société, histoire des sciences de l'Espace Mendès France.

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