Pierre Véry – Comme une cataracte de lait
Par Denis Montebello
Photos Denis Montebello
Cette falaise est présente dans le roman, et ce dès le début.
«À l’horizon se dressait une haute falaise de craie, cruelle à l’œil dans l’embrasement solaire.» C’est ainsi que la voit Simon Le Gouge, lorsqu’il fait sa chute. Et qu’il la décrit, dans ses Cahiers.
Il la voit et la revoit : «Je découvrais un paysage élégant, barré, en arrière-plan, par une falaise crayeuse au sommet frangé d’une végétation sauvage. La même falaise que j’avais vue tout à l’heure, durant mon évanouissement.»
Ce paysage d’un autre monde, avec cette falaise fantastique, est le théâtre d’un meurtre. Une scène à trois personnages, portant des costumes surannés. Du style Restauration. Une «reconstitution historique», pense-t-il. Le titre en sera Le Crime dans le Sentier au Bord de l’Eau.
Quand Marthe est partie, et parce qu’il faut bien manger, Simon qui se rêvait avocat échoue «second clerc, avenue de Wagram, dans l’étude de Me Degueuzit, notaire spécialisé dans la liquidation des successions vacantes, les recherches sur héritiers disparus, filiations ou ascendances douteuses discutées. Une très grosse affaire.»
Ces occupations sont fastidieuses, mais elles conviennent admirablement à son état d’âme :
«Avec le départ de Marthe, quelque chose, en moi, était mort. Et il me semblait que tous, autour de moi (sauf J.T.) fussent des morts. Que le monde entier, sauf mon ami, ne fût qu’une sarabande inconvenante de défunts jouant aux vivants ! Mes recherches professionnelles sur les familles éteintes, pour le compte de l’étude Degueuzit, ne firent que renforcer ce sentiment. J’en vins avec une sorte de volupté maussade, à me représenter ce que l’on appelle une vie humaine comme un graphique dénué d’intérêt ; le plus court chemin du néant au néant.»
Depuis que Marthe est partie, son désintérêt pour la vie va croissant. Au lieu de se tourner vers l’action, le jeune homme regarde vers ce passé qui lui est apparu, comme dans un rêve, il se détourne des humains qui sont des costumes vides pour rejoindre les personnages de son petit théâtre. Ce désarroi est bien connu, Bergson l’a étudié dans Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance.
«L’impression du déjà vu surgit quand a lieu un abaissement momentané de la tension vitale, un ”arrêt momentané de notre élan de conscience” (une paralysie ou une congélation de cet ”élan”, sous forme de désintérêt ou d’inattention pour la vie, qui nous fait nous écarter d’elle et ne pas nous sentir impliqués dans son flux). Le présent se détache alors ”de l’avenir avec lequel il fait corps et de l’action qui en serait la conclusion normale, lui donnant ainsi l’aspect d’un simple tableau d’un spectacle qu’on s’offre à soi-même, d’une réalité transposée en rêve.”»
Et Remo Bodei l’analyse parfaitement dans La sensation de déjà-vu.
«Ce sentiment de désarroi se rencontre aussi dans le déjà vu, et Bergson le relie à l’affaiblissement et à la scission du moi, qui se manifestent, justement, en assimilant le présent au passé, en le faisant donc mourir en ce qu’il a déjà été, et – de manière complémentaire – en faisant renaître à l’actualité le passé mort. Le résultat est une expérience fantasmatique qui, en appauvrissant le présent et en enrichissant le passé, produit un hybride temporel, un mort vivant, un déjà été qui revient et un est qui est passé. »
La Sensation de déjà vu, Remo Bodei, Editions du Seuil, p. 73.
Quand vos jours ont goût de cendre, et que votre vie ressemble à Pompéi, vous écrivez ceci dans vos Cahiers :
«Une fois de plus, j’ai ”mal à ma mémoire”, mais délicieusement.
Je sens que je me vide de mes souvenirs.
Je sais encore que je me nomme Simon Le Gouge, que je suis second clerc à l’étude de Me Degueuzit, 28, avenue Wagram, à Paris. Je sais encore que j’ai quitté cette ville avant-hier matin en voyage d’informations pour le compte de mon patron. Au lieu d’être à Tournepique, près Laroche-Chalais, au bord de la Dronne, ma mission voudrait que je me trouve à Calatayud, Espagne, province de Saragosse, sur le Jalon, dans le bureau de l’Officier d’État Civil, ou courant les études de notaires aux fins de renseignements d’ordre confidentiel» sur Émile Aucointre.
Comme l’enquête traînasse avec ces interminables échanges de lettres, et que Me Degueuzit a besoin d’un homme sur place, et qui se débrouille convenablement en espagnol, Simon partira pour Calatayud. C’est ce qu’il dit un soir à son ami J.T: «Demain matin, je pars pour Talacayud.»
Les cinq cents premiers kilomètres en train se passent bien. Mais les ninas du militaire et les oraisons jaculatoires de la vieille fille finissent par l’incommoder, il passe dans le couloir.
«La Couronne… Mouthiers… Charmant.
Accoudé à la vitre, je regardais couler un rafraîchissant paysage de prairies et de peupliers.
Montmoreau… Montboyer… Chalais…
Et tout à coup je la vis… La falaise éclatante comme une cataracte de lait, d’une découpure nette contre l’horizon. Cette falaise de rêve existait ! Elle était fantastiquement naturelle ! Ce ne fut plus, dès lors, qu’un remous de sentiments dans mon âme. Émile Aucointre, Me Degueuzit, ma mission à Calatayud, Espagne… Je n’avais plus qu’un désir : descendre du train, me rendre au pied de cette falaise.»
Mais comment s’y rendre ? Dans le film de Georges Lacombe, on l’a vu, on est à un quart d’heure de Libourne, le contrôleur conseille à Simon de descendre à Clairac, c’est le plus près. De la falaise de Tournepique. Dans le roman, l’express ne s’arrête qu’à Libourne. Là, il faut prendre l’omnibus venant de Bordeaux, il le ramènera à Parcoul. Il y est, trois quarts d’heure plus tard :
«Je demandai le nom de la falaise : elle n’en portait aucun, que l’on sût. Sa distance par rapport à Parcoul, une dizaine de kilomètres. Le nom de la localité la plus proche de cette masse calcaire : Tournepique, un gros bourg.
- Et la rivière ? Dis-je. Il passe une rivière non loin de cette falaise, je crois ?
- La Dronne, me fut-il répondu.
- À cet endroit-là, demandai-je encore, angoissé à la pensée que la réponse pût n’être pas celle que j’escomptais, la Dronne est bordée de peupliers et coule entre des bruyères et des prairies ?
Oui. Vous êtes du pays ? Non ?… Vous avez pourtant l’air de bien le connaître !
Or, jamais je ne m’étais arrêté dans cette région. Et mes parents non plus n’y étaient jamais venus.»
Mais le décor lui était familier, qui lui était apparu durant son évanouissement et en marchant vers Argenteuil. C’était la même falaise, la haute falaise crayeuse, la même étendue de bruyères, la même rivière onduleuse, bordée de peupliers d’Italie. Le même sentier adorablement discret longeant ce cours d’eau.
«À mesure que j’avançais, je reconnaissais ce paysage que je n’avais jamais vu, ni en réalité ni sur des photographies, dont nul ne m’avait parlé, ni de vive voix, ni par lettre, dont je n’avais jamais lu la moindre description, ni dans un roman ni sur un guide. Un moulin délabré, qui ne battait plus que d’une aile, me donnait lui aussi cette impression de ”déjà vu” et semblait me saluer, me dire :
«- Alors… De retour au pays? …»
Cet article est à lier avec le précédent : Pierre Véry – Ma falaise !
Denis Montebello écrit des chroniques dans la rubrique Saveurs de la revue L’Actualité Nouvelle-Aquitaine. Elles sont réunies par Le temps qu’il fait, à Mazères : Aller au menu (en poche, coll. «Corps neuf», 240 p., 2014).
Denis Montebello a écrit à propos de Calatayud, édité par Publie.net
Parmi ses publications récentes, deux livres avec des photographies de Marc Deneyer : Un bel amas. Le cabinet Lafaille, muséum d’histoire naturelle de La Rochelle (Atlantique, 2019), et Les tremblants (Les petites allées, 2019). À paraître aux éditions Le temps qu’il fait : Fossile directeur.
Une série d’entretiens a été réalisé avec le photographe Marc Deneyer, sur les ciels, les eaux et les arbres.
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