Une même lunaison
Texte Denis Montebello, dessins Sofia Queiros
À quoi cela tient. Ou plutôt dans quoi. Dans quel espace. Dans quel intervalle entre deux nouvelles lunes consécutives. Dans quel livre justement intitulé une même lunaison. Oui, cela tient en trente jours. Deux fois quinze. Chacun des quinze jours de la première partie (un même vent) trouve son écho dans la seconde (un même temps). Son prolongement ou son explication.
«Comme ce jour où l’enfant a glissé sur la berge du lac.» Le jour 1. Un jour comme les autres, où, pendant que ses parents travaillent, un gamin pêche à la ligne. Un accident sans gravité, qui ne modifiera pas le cours des évènements. «Tout flottait», ce jour-là. Le flou, la distance. C’est ce qu’on veut croire. Qu’on a rêvé. Que le pire n’est pas arrivé. Quelques pages plus loin, on retrouve le jour 1. Le même décor, la même scène, mais quelque chose a changé. L’eau qu’on associe, dans certains calendriers, à la lune montante, est devenue plus lourde, plus noire. Les hérons cendrés ont déserté les berges du lac. Il y a bien un ragondin, mais «sa queue de rat contourne un corps qui flotte». Celle qui écaillait les huîtres «s’écaille au soleil». «Se caille comme du vieux lait.»
La lune est menteuse, on aurait dû se méfier. Se rappeler que le C qu’elle dessine signifie qu’elle décroît. Et que le D veut dire qu’elle croît, contrairement à ce qu’on pense (dans nos langues latines).
Le jour 2, les apparences ne sont pas moins trompeuses. Serait-il enfin possible de saisir le réel, de le mettre sur le papier ? De faire dans ses poèmes ce que des photographes comme Diane Arbus, Nan Goldin, ont si souvent tenté : une plongée dans l’intimité. Celle des voisins, quitte à jouer les voyeuses, mais c’est aussi la sienne que l’écriture nous livre.
Jour 2 (un même vent). Cadrage serré, gros plan sur les mains du travailleur. «Le voisin ses grosses mains qui ont frappé plus qu’à leur tour.» Désormais c’est contre son chat qu’il dort, tout contre quand il a froid. «Il n’aime que les animaux. Et sa femme encore un peu en légers souvenirs.»
Jour 2 (un même temps), sa femme. «Elle n’aime rien que de ne rien faire. Elle n’aime rien que de rester seule chez elle.» «La voisine ses gros pieds qu’elle met à l’air libre, qui gonflent. Ses gros pieds qu’elle plonge dans une bassine d’eau salée froide avant le coucher.
Qu’elle colle contre les mollets durs de son mari.»
Voilà ce que dit Sofia Queiros dans ce nouveau livre (le quatrième publié par Isabelle Sauvage). Et comment elle le dit.
«Elle dit le chemin par là sous les bouleaux les champignons.
Le petit peuple
avec elle dans les feuilles mortes.
Les petites voix. Les petits rêves. Ça aide à la vie.
Ces frémissements.
Elle dit le chemin vers quoi. D’une boule de nuage.
Elle prend tout ce qui veut bien se donner.
Les apaisements.»
On est, on le voit, très loin de la petite musique. Plus près de celle qu’on dit minimaliste ou répétitive. Cela ressemble à de l’improvisation et c’est écrit, construit. Une architecture rigoureuse.
On est, non pas à Saint-Sulpice, au Café de la Mairie, mais chez soi. Il y a sans doute moins d’actions simultanées à observer, de discussions à plusieurs à noter. Même à deux, elles sont rares. Sinon impossibles. Mais qu’importe. Qu’importe que le premier soit le mari de la seconde, du moment qu’ils font couple. Que chacun montre à l’autre combien il est seul. Nous tende un miroir. À nous qui attendons du monde. Qui attendons tout de lui.
«Du monde c’est du monde qu’elle veut signe.» Du train de marchandises, et qu’il fasse vaciller les herbes. Voler des pierres qui viendront frapper nos fenêtres, s’immiscer dans nos vies. Un grincement, «un craquement dans l’ordinaire tourne et rond.»
Et ce n’est pas si facile. Même quand «les âmes se grisent, dans la chair nocturne.
Deux cousins pattes filent et fragiles dans une lueur.»
Jour 13, toujours, mais le vent a laissé la place au temps. Et le temps ne sait quoi répondre au désir, quelles limites lui fixer :
«Le voisin fait mine de ne rien voir.
La clôture est mince, les plis sur son front. Ah s’il osait s’approcher entre chien et loup.
Ils vivent de chaque côté des rails, si petits, que pas un pour les distinguer,
dit-il les yeux plissés.
Comme si ce qui reste de gamine vivace.»
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