La stratégie des vertus
Par Élise Vernerey
Si les principes éthiques ont évolué au cours des siècles, ils orientent aujourd’hui comme hier les jugements de l’homme. La vertu est un idéal qui n’a pas pris une ride. Mais la connaît-on vraiment ? En voici les effigies, préservées dans la pierre depuis le Moyen Âge.
«Celui qui a une vertu les a toutes», un principe rassurant n’est-ce pas ? À bien y regarder, pas tant que ça. Si les vertus sont dépendantes entre elles, celui à qui il n’en manque qu’une s’en trouve totalement dépourvu. Les vertus sont inséparables et intransigeantes : elles n’admettent pas la demi-mesure. Même après leur conquête, il faut encore en défendre la garde et se battre pour les préserver : partir en guerre, oui, car la vertu ne naît pas de la torpeur. Tant pis pour la sieste ? À vous d’en décider.
Laissons de côté la pratique et, si vous le voulez bien, essayons au moins de cerner ces inflexibles demoiselles. En voilà les portraits, dressés au début du xiie siècle sur la sculpture du portail de l’église Saint-Pierre d’Aulnay (Charente-Maritime). Des femmes casquées, armées de lances ou d’épées, tenant fermement leur bouclier. À en croire les créatures monstrueuses qu’elles foulent aux pieds, écrasent et transpercent de leurs armes, il ne faut pas interpréter la sérénité qu’affiche leur visage comme de la candeur. Ces dames sont en lutte avec les vices, représentés par des êtres repoussants qu’elles dominent visiblement. Ils sont bien mal en point, mais toujours vivants. Les voilà qui se débattent comme de vrais diables sous leur joug. Le combat est figé dans la pierre : les Vertus le mènent mais l’ennemi les guette et les agrippe à jamais. On voudrait bien en finir un bon coup, qu’elles libèrent l’homme de tous ces maux. Pourtant la victoire reste en suspens et cela s’explique parfaitement.
Opposer pour mieux définir
Que serait la vertu si le mal n’existait pas ? Un mot creux pour une recherche illusoire. Voilà ce qu’indique la relation entre les Vices et les Vertus à Aulnay : pas de vertus sans vices, pas de mérites sans difficultés. La vertu n’existe qu’en surplombant le vice, en contrastant avec lui. De sa force, elle le cloue au sol, l’empêchant d’agir. N’allons donc pas nous faire une idée abstraite de ces Vertus. Elles sont toujours sur le qui-vive et à l’action. Loin d’être des anges, coupés de la vie terrestre, elles ont bien les pieds sur terre et n’ont de sens qu’en présence du mal.
Heureusement, elles sont six à partir à la bataille, identiques comme de vraies gouttes d’eau. Ce n’est pas en les regardant qu’on peut les distinguer. Le sculpteur a pris, dans ce but, soin d’inscrire leur qualité : la Patience dompte la Colère, la Chasteté vient à bout de la Luxure, l’Humilité triomphe de l’Orgueil, la Charité s’oppose à l’Avarice, la Foi domine l’Idolâtrie, tandis que la Concorde fait de même avec le monstre Discorde. Ces désignations sont, comme les figures, séparées par les vices. La Vertu est toujours semblable et unique, elle garde le même visage. Mais les péchés lui mènent la vie dure. Le vice, perfide, prend des formes changeantes, divisant pour mieux régner. Alors la maligne vertu répond aux différents maux par des actions variées. Les nominations des six femmes présentées à nos yeux incarnent ces multiples offensives, qui n’existent que par contraste avec les Vices. Le caractère divers des Vices résulte de leur perversion mais celui des Vertus n’est que le fruit du langage. Lorsqu’on les nomme, on fait la description de leurs actions plus que de leur essence. Elles sont, finalement, comme les membres agissant sous la gouverne d’un corps unique dont ils constituent la nature.
Une pour toutes et toutes pour une
Ainsi, les Vertus décrivent la manière dont la vertu cible ses actions en fonction de l’opposant. Fine stratège, elle se déploie sur tous les fronts sans en délaisser aucun. Sous son commandement, les Vertus s’adaptent à l’adversaire. Ne nous y trompons pas toutefois, elles maîtrisent le vice grâce à leur harmonie, conscientes que l’union fait la force. Puisqu’il existe plusieurs formes de mal mais que le Bien est simple et parfait, les Vertus se partagent une seule et même gloire, une unique couronne, visible au sommet de l’arc.
Alors non, les Vertus ne gagneront jamais totalement. Mais après tout, si leur entente et leur ressemblance est la conséquence d’un principe sans compromis, la vertu, c’est pourtant de l’imperfection et la division du monde que ces femmes guerrières tirent leur existence, leur nécessité et leur force. Alors, sans avoir la prétention de faire le paradis sur terre, à nous d’armer nos vertus contre nos propres égarements, de bien les protéger et de n’en délaisser aucune, en attendant que chacun en fasse autant.
Élise Vernerey est doctorante au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale de l’université de Poitiers. Ses recherches portent sur l’image monumentale et la théologie apophatique au xiie siècle, sous la direction de Cécile Voyer et de Marcello Angheben.
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